Potemkine – Agnès b DVD ressort Dersou Ouzala, un joyau de Sibérie tourné au fin fond de la taïga entre mai 1974 et avril 1975 par un Japonais notoire, Akira Kurosawa. Oscar 1976 du meilleur film étranger, fine adaptation du récit de l’explorateur russe Vladimir Arseniev, ce film discret mais intense, quelque peu éclipsé par l’imposant Kagemusha qui suivra (1980), réapparaît sous un jour nouveau. Grâce aux images d’archives et à une interview de Charles Tesson, cette édition nous amène à reconsidérer ce film admirable de simplicité et de sincérité et qui, aux côtés de Vivre (1952) et Dodes’kaden (1970), fait partie des œuvres les plus personnelles de Kurosawa dans lesquelles le cinéaste est parvenu à toucher à ce qui pourrait bien être essentiel à l’être humain, ici la présence d’un autre.
Voici le film par lequel Kurosawa est revenu à la vie après le retentissant échec public et critique que fut, en 1970, Dodes’kaden, pourtant l’un des plus beaux passages à la couleur que l’histoire du cinéma ait connus. Le cinéaste traverse alors une période difficile qui commence par la dissolution de sa propre société de production, le Club des Quatre Chevaliers, fondée en 1963 avec des amis. Financièrement affaibli, ne pouvant s’appuyer comme il le faisait auparavant sur un système des studios désormais frileux à son égard et déstabilisé depuis le début des années soixante par l’arrivée de la Nouvelle Vague, Kurosawa, après une tentative de suicide, s’éloigne de la vie publique. En 1973, les studios soviétiques Mosfilm le sollicitent pour une commande. L’empereur isolé pense alors à un projet qu’il avait depuis longtemps à cœur, une histoire d’amitié belle et tenace entre deux hommes.
Ce qui frappe d’abord, c’est de voir, en l’espace de cinq ans, ce qu’il est advenu des couleurs chez ce cinéaste qui aurait très bien pu continuer la carrière de peintre qu’il avait commencée très jeune. Elles n’ont pas disparu mais semblent comme au repos, alertes mais apaisées. Kurosawa ne filme plus la rencontre éclatante des surfaces et de la lumière telle que la dureté urbaine en a accentué les teintes jusqu’à l’abstraction (les dessins d’enfant de Dodes’kaden), mais cette même lumière lorsqu’elle vient se tapir dans les jeux d’ombre de la jungle où, parce que rien ne peut jamais être tout à fait identique dans ce monde de bruits et de menaces, le vert n’existe qu’au pluriel. C’est dans les chatoiement incessants de la verdure sauvage que l’art de Kurosawa semble avoir trouvé la source d’un apaisement : Dersou Ouzala ou le retour de l’art serein.
Serein et naïf, comme une remontée à un amour simple et premier de spectateur. Car les deux termes « Dersou Ouzala » ne signifient rien mais désignent le plus touchant des hommes, un autochtone sibérien, chasseur de la taïga, que l’explorateur Arseniev, chargé en 1902 d’effectuer des relevés topographiques dans la région de l’Oussiri, va rencontrer au cours d’une expédition. Kurosawa, depuis toujours imprégné de la culture russe (il a déjà adapté L’Idiot de Dostoïevski en 1951 et Les Bas-Fonds de Gorky en 1957), bâtit son récit sur le respect et l’admiration qui lient deux hommes si différents. Or, l’amitié dans ce film, c’est d’abord deux noms qui s’aiment et se répondent. Dès le début, dont l’idée est empruntée à L’Homme qui tua Liberty Valance de Ford (1962), un homme parvient à retrouver la tombe d’un autre, juste pour prononcer doucement son nom : « Dersou ».
Scène mille fois vue au cinéma. Pourquoi une telle répétition n’a-t-elle pas terni la force de ces images ? C’est que, par définition, l’évocation par le nom, parce qu’elle relance le souvenir, ne peut s’épuiser. Comme tous les noms de disparu, « Dersou » est à lui seul une mémoire, comme le suggère une structure en flash-back qui nous fait cheminer auprès de ces deux hommes plus de deux heures durant, deux heures qui valent des années d’estime mutuelle. Les chants de l’équipe, lorsque les deux hommes se quittent ou se retrouvent, ont valeur de chœur et commentent une action qui n’est faite que d’émotions. L’amitié est affaire de noms, de chant, de parole, c’est-à-dire de poésie. À l’autre bout du film, le même homme, la même tombe, tout juste recouverte de terre, et le même murmure, « Dersou ». Le récit, ainsi clôturé sur lui-même, suggère que quelque chose d’autre commence et que l’image aura toujours bien du mal à montrer, le sentiment tel qu’il gît au fond d’un être qui a mal ; non la douleur, non la blessure, mais la tristesse. Les spectateurs ont bien eu droit au récit mais non à ce que veut dire pour un être que de perdre un ami. Entre-temps néanmoins, ils auront été les témoins de la vie même, c’est-à-dire du fait que Dersou puisse crier « Arseniev » au moment où celui-ci le quitte pour poursuivre sa route.
Mais concrètement, où passe la vie dans ce film ? Son courant ne dépassera pas la première partie. La composition des plans de ce premier moment ne disent que cela, la vie, dans ce film, est une affaire d’équilibre des forces à l’œuvre dans les cadrages. C’est le couple d’amis admirant la levée de la nuit dans une composition du plan qui les place à mi-chemin de la lune et du soleil, astres antagonistes dont les présences d’ordinaire s’excluent mutuellement. La vie, c’est aussi la braise d’un feu autour duquel sont savamment disposés d’un côté la troupe, de l’autre Arseniev et Dersou tandis qu’à l’arrière-plan s’écoule lentement mais puissamment un fleuve, ce même fleuve qui, dès le début de la seconde partie, lors de la fonte des neiges, paraîtra si brisé, multiple, brutal.
La vie est donc affaire de géométrie, le fruit d’une justesse des proportions que seule la première partie, qui se déroule en 1902, réalise parfaitement, durant laquelle Dersou, l’homme de terrain, apparaît en permanence comme à l’affût de tout, du moindre signe, du moindre bruissement. Durant tout ce premier temps, le récit reste rivé à ce petit homme agile et robuste qui porte sur ses épaules toute la confiance du groupe : il est le sage herméneute de la taïga, le seul homme suffisamment en phase avec l’esprit de la forêt pour mener à bien l’expédition à travers les humeurs surnaturelles du temps. En 1907, lorsque les deux hommes se retrouvent, il est arrivé quelque chose à la vie : Dersou a vieilli. La seconde partie se noyaute alors autour de la dure confirmation que la perspicacité a belle et bien déserté les sens du Sibérien, jadis si aiguisés : Dersou, moins alerte, égare sa fameuse pipe et sa vue baisse inexorablement, autant de fragilités contradictoires avec l’hostilité de l’univers dans lequel il compte continuer à vivre. Quant à la composition, les forces ne s’équilibrent plus dans les plans mais les traversent violemment et, les scènes témoignant d’un découpage plus éclaté, les empêchent de tenir dans le temps. Ce bloc de glace en plan de coupe qui dévale le long du fleuve, si vite qu’il se brise sous l’effet de sa propre vitesse, c’est la vie qui s’enfuit.
Ce qui reste de l’idée de proportion passe alors entièrement dans l’aide que tente d’apporter Arseniev à celui qui lui a déjà tant de fois sauvé la vie. Équité relationnelle telle que la concevaient les Grecs, parce qu’elle préserve l’écart sur laquelle l’admiration initiale se fonde : l’amitié qui lie Arseniev à Dersou et Dersou à Arseniev sera restée comme l’assurance, pour des hommes singuliers, de ne pas vivre tout à fait seuls, c’est-à-dire, pour Kurosawa, de ne pas « vivre dans la peur », comme le formule le titre d’un film antérieur de 1955. Car bien que Dersou étouffe dans la chambre que lui offre Arseniev pour finir ses jours, bien que cette force de la Nature ne soit plus qu’un pauvre vieux bouffé par l’incuriosité face à un feu de cheminée, cette pré-retraite dans l’espace citadin est manifestement ce qui le décide, malgré la baisse de ses capacités, à retourner dans la taïga sauvage. Dans la main que lui a tendue son ami, aussi maladroite fût-elle, il faut croire que Dersou a trouvé suffisamment de courage pour aller à la rencontre de l’esprit « Amba » qui le poursuit depuis quelques temps et qui ne peut être que la Mort.