« Étranges étrangers/ Vous vivez de la ville/ vous êtes de sa vie/ même si mal en vivez/ même si vous en mourez. » : Trillat et Variot ont tiré de ce poème de Prévert le titre de leur film, tourné pour la télévision en 1970. Simplement, ils rencontrent des immigrés qu’ils interrogent sur leurs nouvelles conditions de vie. L’édition de ce film propose en complément de riches bonus.
En faisant visiter à l’équipe d’Étranges étrangers le logis de fortune qu’il occupe avec sa femme et ses sept enfants, un Algérien plaisante : « Voilà mon château, voici ma maison. » La fragilité du toit, l’exiguïté des pièces, comment il faut chaque soir installer la table pour dîner, comment déplier les lits de camp pour coucher toute la famille : faire le tour du propriétaire s’avère être l’occasion de raconter, avec le sourire, la difficulté du quotidien, le découragement de vivre le même provisoire depuis dix ans. Pour montrer aux Français comment les étrangers vivent dans leur pays, Marcel Trillat et Frédéric Variot ont choisi de s’inviter dans les logements précaires, bidonvilles ou foyers de région parisienne et de questionner leurs occupants sur leur mode de vie. L’urgence du tournage, comme le sentiment de nécessité politique à faire ce film poussent les cinéastes à forcer l’accès de certains lieux, ou à filmer plusieurs personnes sans leur accord préalable, ce que Trillat avoue regretter après coup. « C’est pas beau, c’est pas beau », insistent deux Africains qui exhortent le caméraman à cesser de filmer le sous-sol qu’ils habitent. Si certains se sentent humiliés d’être filmés dans des taudis inhumains, le film tente de donner une réalité à une situation catastrophique qui n’a à l’époque que peu de visibilité.
Traiter, pour la télévision, des sujets qui n’y étaient pas représentés : Étranges étrangers s’inscrit dans la mission que s’était fixée le magazine « Certifié exact », produit par la société de production Scopcolor Le film va, très simplement, rencontrer les étrangers à la gare d’Austerlitz où ils arrivent avec tous leurs bagages, dans les quartiers d’Aubervilliers ou de Nanterre qu’ils occupent, puis sur les chantiers où ils travaillent. Convoquer leurs témoignages, c’est aussi conférer une existence à ceux qui sont le plus souvent relégués aux marges de la société. Filmer, interroger, c’est offrir un visage, c’est donner la parole à ceux que, d’habitude, on n’entend ni ne voit.
Dans le livre qui accompagne l’édition DVD, l’historien Tangui Perron revient sur le contexte de l’époque, et insiste sur l’absence de représentation de la diversité de l’immigration dans le prolétariat des années 1960 qui, écrit-il, apparaît invariablement « à l’image des luttes de 1967 : masculin, jeunes et vieux mêlés, blanc, uni »(p. 33). Il ajoute que, dans les années 1980, les immigrés « seront rarement montrés comme des travailleurs, et presque jamais comme des lutteurs » (p. 42). C’est la « diversité de l’immigration » (p. 113) que le film s’emploie à dévoiler, en juxtaposant des situations très différentes, mais aussi en présentant des personnes de nationalités variées. Il n’est pas anodin que tous les étrangers interrogés prennent la parole non pas dans leur langue maternelle, mais dans la langue de leur pays d’adoption. Si bien qu’on entend, au cours du film, le français parlé, tour à tour, avec l’accent portugais, espagnol, algérien ou encore sénégalais. Ainsi, s’inviter chez les étrangers résidant en France, leur donner la parole en français, c’est en quelque sorte leur offrir un droit d’asile dans le paysage audiovisuel français. C’est, au moins ponctuellement, leur consacrer une place dans l’image.
Sans perdre de vue qu’Étranges étrangers est filmé sur le vif, qu’il s’agit de cinéma de terrain, et que le temps fait défaut au caméraman pour composer ses cadres, on ne peut s’empêcher de penser que l’espace qu’occupent dans l’image les personnes interrogées est représentative de leur place dans la société. Si rien ne fait obstacle à la visibilité de l’entrepreneur Francis Bouygues, filmé dans son bureau, les immigrés, eux, sont toujours cadrés de près, massés les uns contre autres, souvent masqués par des vêtements qui sèchent, pendus au plafond. Leur confinement permanent dans le cadre coïncide au peu d’espace habitable que leur pays d’accueil leur octroie.
Mais, loin d’interroger uniquement les étrangers, le film se construit selon un va et vient entre le regard qu’ils portent sur leur propre statut, et le discours que tiennent sur eux les Français qui les côtoient. Chauffeurs de taxi, policiers, employeurs, chefs de chantier, syndicalistes, élus ou voisins, parlent de la façon dont ils s’imaginent la vie des étrangers en France. À travers ces regards, sévères, paternalistes ou compatissants, le film questionne bien entendu le jugement de chaque spectateur. « Et vous, quelle place faites-vous aux étrangers dans votre pays ?», semble sans cesse nous questionner Étranges étrangers.