Mythique, Hitler, un film d’Allemagne l’est à de nombreux égards. Par son sujet, bien entendu. Par sa durée (plus sept heures) qui en fait une expérience de spectateur, un morceau de bravoure qu’affectionnent les cinéphiles. Par le nombre et le prestige des exégètes qui y ont vu une œuvre essentielle pour la génération d’après-guerre : Serge Daney, Michel Foucault, Susan Sontag entre autres ont largement commenté ce film. Le fait, enfin, qu’il soit resté quasiment invisible depuis sa sortie en 1978, hormis quelques rares projections en salle ou diffusion télévisées. Par sa forme aride, enfin, très ancrée dans l’aspiration des années 1970 à la distanciation. Il n’en fallait pas moins pour faire de sa sortie en DVD un événement attendu.
Tourné en quelques semaines en studio, Hitler, un film d’Allemagne refuse en bloc le pouvoir mimétique du cinéma et relève davantage du cirque, du cabinet de curiosités qui expose des yeux arrachés et un flacon contenant le sperme d’Hitler, ou encore lorgne du côté du théâtre de marionnettes, tradition féconde en Allemagne. Ainsi, s’il fait apparaître Hitler sous de multiples facettes, empaillé, morcelé, le film s’applique à ne jamais en faire un personnage de fiction. Le dictateur est bien convoqué, mais comme l’accusé d’un long réquisitoire. En effet, le film est construit essentiellement sur des paroles adressées frontalement au spectateur, pris à témoin des accusations faites au nazisme. De nombreuses voix défilent, en tant que témoins, tels le projectionniste de Hitler, ou encore son habilleur, sans jamais sortir du décor de studio, et articulées avec des images d’archives, diapositives dans lesquelles elles s’inscrivent avec un anti-naturalisme voulu. Refusant à tout prix la reconstitution, le film se constitue plutôt comme un collage de sons et d’images qui apportent foi au témoignage oral. Quand Syberberg projette l’image d’un paysage champêtre, l’herbe est floue et tressaute, accusant sa nature parfaitement distincte des figures qui viennent s’insérer devant. Les images jouent donc le rôle de preuves, de pièces à conviction qui viennent étayer les propos.
On a tout dit, sur ce film de Syberberg, et l’édition DVD offre un florilège des textes parus à ce sujet dans un livret d’accompagnement. On déplorera néanmoins qu’en dépit des textes de Pierre Gras et Rochelle Fack écrits pour l’occasion, les textes repris ne le soient que de façon très partielle. On reste sur sa faim face à des citations qui représentent rarement plus d’une page. On retiendra néanmoins deux propos qui éclairent grandement le projet de cette œuvre difficile à qualifier : « Syberberg assume l’importance à la fois de son art (l’art du vingtième siècle : le cinéma) et de son sujet (le sujet du vingtième siècle : Hitler) », écrit Susan Sontag, soulignant bien à quel point le cinéaste travaille la convergence d’un événement politique et d’une forme artistique. Ce sur quoi Serge Daney insiste lui aussi lorsqu’il analyse ainsi le projet du cinéaste : « Il instruit le procès d’Hitler à partir de son point de vue et de ses intérêts à lui, Syberberg, cinéaste allemand né en 1935 en Poméranie, lésé dans son activité professionnelle, dans son métier de cinéaste. Son point de vue, en un sens, est corporatiste. » Il insiste par là sur la nature précise du procès que fait le cinéaste au nazisme : celui d’avoir détruit le cinéma allemand, son industrie, son esthétique. Celui d’avoir ruiné, gâché toute une génération de techniciens, d’acteurs, de cinéastes, mais aussi de spectateurs.