Du Portugais João Pedro Rodrigues, on pouvait à ce jour uniquement se procurer en DVD les quatre magnifiques longs métrages qui ont fait de lui l’un des cinéastes les plus importants apparus en Europe ces quinze dernières années : O Fantasma réalisé en 2000, Odete en 2005, Mourir comme un homme en 2009 et La Dernière Fois que j’ai vu Macao, co-réalisé avec João Rui Guerra da Mata, en 2012. Or sa filmographie s’étend bien au-delà de ces œuvres qui, si elles représentent la partie visible de son cinéma, sont les arbres qui cachent la forêt – ou plutôt les fleurs qui cachent le bouquet – de la douzaine de courts et moyens métrages réalisés de 1988 à nos jours et, pour la plupart, inédits en France. Filons la métaphore florale puisque ceux-ci, désormais disponibles dans un coffret intégral pareil à un vaste jardin cinématographique, contiennent mille couleurs et inflorescences dont les fragrances nous parviennent enfin. De ses œuvres de jeunesse (Le Berger en 1988 et Voici ma maison / Voyage à l’Expo en 1997/1998) à ses films asiatiques (China China en 2007, Aube rouge en 2011 et Mahjong en 2013), et de ses œuvres inédites (Matin de la Saint-Antoine en 2012 et Le Corps du roi en 2013) à cette belle trajectoire qui relit Parabéns ! datant de 1997 à Ce qui brûle guérit réalisé en 2012 par João Rui Guerra da Mata. Parcourons donc cette pépinière délimitée en quatre zones distinctes mais poreuses, et qui, si l’on n’y prend garde, pourrait aisément se transformer en un cimetière fleuri, tant les tombes y abondent et les fantômes y rôdent. On passera ainsi, d’allées rigoureuses en plates-bandes sauvages, du Portugal le plus rural à l’Asie la plus contemporaine, de la réflexion historique à la prise en compte de la modernité la plus saillante, ou encore du thriller technologique au mélodrame brûlant. Le chemin emprunté pourra peut-être permettre de dessiner une nouvelle carte – qu’elle soit géopolitique, sentimentale ou aux trésors – d’un cinéma furieusement empreint d’aventures.
Le Portugal rural
En entrant dans ce jardin, tout commence évidemment dans un pré. En 1988, João Pedro Rodrigues a 22 ans. Il vient de terminer l’École de cinéma de Lisbonne et tourne logiquement son court métrage de fin d’études. Le Berger dure 6 minutes et peut être vu comme un hommage au cinéaste portugais António Reis dont Rodrigues a été l’élève. Ce portrait minimaliste d’une journée de travail d’un berger qui, le jour de ses 65 ans, doit partir à la retraite, rappelle donc les réalisations de Reis composées de portraits poétiques et semi-ethnographiques de la vie rurale, comme Ana (1985) ou encore Trás-os-Montes (1976). Ne pouvant se résoudre à abandonner son troupeau, il reviendra dans une nuit noire sur son lieu de travail et sera retrouvé mort au petit matin sur le bord de la route. Démontrant déjà toute la rigueur du travail à venir de Rodrigues par sa composition de longs plans fixes et une science du découpage propre à l’observation contemplative (il n’est pas étonnant que Rodrigues ait voulu, adolescent, devenir ornithologue), Le Berger évoque également O Fantasma, premier long métrage du Portugais tourné pourtant dix ans plus tard : un éboueur épris d’un incommensurable désir erre dans les rues nocturnes de Lisbonne et ne peut s’empêcher de revenir inlassablement sur les lieux qui hantent ses fantasmes morbides. Par ailleurs, ce n’est pas sans une certaine ironie que les moutons délaissés par notre berger semblent réapparaître et croiser au détours d’un plan quelques années plus tard la route de la famille Fundo dans le diptyque documentaire intitulé Voici ma maison (1997) et Voyage à l’Expo (1998) réalisé par Rodrigues. « Est-ce que Lisbonne ressemble à Paris ? », c’est la question que se pose la famille de M. Fundo, qui a émigré à Paris il y a vingt-cinq ans. En août 1998, ils se rendirent à l’exposition universelle de Lisbonne et João Pedro Rodrigues voulut filmer leurs réponses. Traversés par des chansons portugaises, ces réalisations se rapprochent de Ce cher mois d’août de Miguel Gomes par leur goût de l’exploration d’un territoire et de l’immersion au sein d’une communauté. Par ailleurs, Rodrigues évite les écueils du documentaire purement anthropologique (comme, par exemple, une absence de réflexion sur la forme d’une telle démarche) et fait de Voici ma maison une méditation sur les formes de constructions d’une identité culturelle déracinée ou délocalisée. Voyage à l’Expo est le prolongement de cette investigation et la découverte de la manière dont cette famille se positionne face à la globalisation mondiale. Se clôturant sur un feu d’artifice – fleurs de feu asiatiques – qui anticipe la pente nocturne et fantaisiste des réalisations à venir du Portugais, ce diptyque établit déjà un rapport audacieux à la fiction, soucieux de dévoiler les péripéties d’un pays et les affres de ses habitants.
L’Asie, lien fidèle
Après la réalisation en 2005 de son deuxième long métrage, le mélodrame lumineux Odete, João Pedro Rodrigues décide de co-réaliser avec son directeur artistique et co-scénariste João Rui Guerra da Mata un court métrage que ce dernier a écrit seul. Dès 2007, China China sera ainsi le premier film d’une série qui constitue le versant asiatique de la filmographie de Rodrigues en collaboration avec Guerra da Mata à la réalisation, et qui aboutira aux courts métrages Aube rouge en 2011 et Mahjong en 2013, ainsi qu’au long métrage La Dernière Fois que j’ai vu Macao en 2012. Véritable pont géographique et historique entre le Portugal et l’Asie (notamment la Chine et plus particulièrement l’ancienne colonie portugaise de Macao, où a grandi Guerra da Mata), ces courts métrages ont pour caractéristique d’être a priori le portrait de lieux contemporains : pour China China, le quartier chinois de Lisbonne comparable à Chinatown ; pour Aube rouge, le marché rouge de Macao ; pour Mahjong, le quartier asiatique de Varziela au nord du Portugal où est concentrée une importante population chinoise. Néanmoins, ces descriptions minutieuses sont surtout prétextes à des expérimentations narratives et formelles qui tendent à manipuler, voire même tordre, certains codes ou genres cinématographiques. Ainsi, chaque endroit ou chaque personnage semble contenir son quota de fiction, histoires cachées ou secrètes que Rodrigues et Guerra da Mata s’ingénient à vouloir déterrer ou dévoiler sous des formes singulières : China China s’apparente à un manga live qui suit, à la manière d’un conte ou d’une comédie musicale, une jeune mère désireuse de s’extirper de sa vie monotone à l’aide d’un pistolet chargé à la John Woo ; Aube rouge se rapproche d’un pur documentaire d’observation de ce marché de Macao qui laisserait insidieusement sa place à un roman graphique d’horreur couleur rouge sang sur les gestes d’un travail routinier ; Mahjong se distingue en s’avançant sous la forme d’un film noir moderne, tout en poursuites oniriques et faux-semblants, menant à une fétichisation, certes parfois excessive, d’un certain imaginaire asiatique propre à l’Occident. Ces films, aussi différents soient-ils, sont une manière d’interroger l’interpénétration des cultures européennes et asiatiques aujourd’hui, tout en réaffirmant un cinéma ludique, proche de la série B et ouvert à ses mutations les plus récentes et ses hybridations les plus étranges. Les deux cinéastes portugais viennent par ailleurs de mettre la touche finale à un nouveau court métrage asiatique, IEC LONG, présenté ces jours-ci au Festival Porto/Post/Doc et qui revient sur l’industrie des pétards et autres feux d’artifices à Macao sous la forme d’un essai mêlant images d’archives de la deuxième moitié du XXème siècle et exploration de nos jours des ruines d’usines désaffectées et recouvertes de végétations.
Racines corporelles
Parallèlement à ses courts et ses longs métrages asiatiques et/ou portugais, João Pedro Rodrigues a continué à explorer les soubassements de son pays en en interrogeant ses origines ou ses traditions. Tel l’horticulteur qui, voulant comprendre la beauté de ses fleurs, en examine d’un air amusé les racines, il a réalisé deux moyens métrages, Matin de la Saint-Antoine en 2012 et Le Corps du roi en 2013, non sans l’aide de João Rui Guerra da Mata qui, respectivement, a officié comme directeur artistique et assistant de réalisation sur ces deux œuvres inédites. La première trouve son origine dans cette tradition portugaise qui veut que le 13 juin, jour de la Saint-Antoine (patron de Lisbonne), les amoureux s’offrent des pots de basilic ornés d’œillets et de banderoles en papier avec des quatrains populaires comme preuve de leur amour. La nuit qui précède cette fête est l’occasion d’une grande orgie alcoolisée. Au petit matin, la ville est baignée dans un silence inquiétant. Les grilles du métro s’ouvrent et dégueulent littéralement sur la rue des dizaines de jeunes lisboètes encore éméchés et titubant qui tentent péniblement de rentrer chez eux. En une chorégraphie lente et désynchronisée, ils prennent possession des routes, des parcs et des jardins du quartier, tels des zombies désorientés qui contamineraient la ville de leurs effluves mortifères. Tout est filmé en plongée du point de vue de la statue de Saint-Antoine qui surplombe la ville, à la fois menaçant et bienveillant. Rodrigues n’a encore une fois pas son pareil pour élaborer des plans géométriques stupéfiants de calme dont la sauvagerie contenue distille un malaise grandissant. Matin de la Saint-Antoine n’est d’ailleurs pas sans dialoguer avec les œuvres récentes de Tsai Ming-liang, notamment Walker avec lequel il avait été projeté en double programme à la clôture de la Semaine de la Critique en 2012. Une ronde des corps, voilà ce que propose également Le Corps du roi. Le film part d’une simple question : à quoi ressemblerait le corps de Dom Afonso Henriques, premier roi du Portugal, objet d’une série de nombreuses mystifications sur son apparence tout au long de l’histoire du pays ? Sous la forme d’une enquête, le cinéaste interroge devant un fond vert des hommes provenant de Galice et parlant son dialecte. Ceux-ci racontent leur situation précaire (la crise européenne est passée par là) mais explicitent longuement aussi le rapport particulier à leur corps qui, tatoué ou bodybuildé, se retrouve fragmenté par la caméra de Rodrigues qui tente de dessiner (ou qui prouve plutôt l’impossibilité de dessiner) un portrait imaginaire de ce roi supposément géant. Déconstruction d’un mythe persistant dans l’imaginaire portugais qui fut utilisé par la dictature de Salazar pour asseoir sa puissance, Le Corps du roi tente, à la manière d’un film de super-héros, de représenter grâce au cinéma ce qu’est aujourd’hui la définition d’un corps, ce que, dans ce cas précis, la science ou les études historiques n’ont jamais réussi à dévoiler ou à résoudre.
Fenêtre sur cœur
La jonction entre toutes ses œuvres et la pierre angulaire de la collaboration entre João Pedro Rodrigues et João Rui Guerra da Mata se situent probablement entre deux courts métrages réalisés et interprétés par chacun d’eux à quinze ans d’écart. Parabéns !, réalisé par Rodrigues en 1997, se situait dans son appartement de Lisbonne et voyait un jeune architecte, interprété par Guerra da Mata, se réveiller dans son lit, le jour de son anniversaire, avec une prodigieuse gueule de bois et surtout un jeune homme à côté de lui, alors que sa copine le harcèle sur son téléphone. L’amant prend peu à peu ses aises dans la demeure de Guerra da Mata qui n’arrive pas à le canaliser et qui se laisse finalement séduire à nouveau. Ce court métrage marquait déjà l’habileté de Rodrigues à caractériser des personnages par leur déplacement chorégraphique dans un lieu précis et à utiliser brillamment une narration visuelle pour jouer avec le spectateur. À un moment, le jeune amant ouvre une fenêtre. Celle-ci, la même, précisément identique, sera refermée quinze ans plus tard par Rodrigues, acteur unique de Ce qui brûle guérit réalisé en solo par Guerra da Mata en 2012. Variation autour du Bel Indifférent de Jacques Demy et de La Voix humaine de Jean Cocteau, le film se déroule le 25 août 1988, jour du grand incendie de Lisbonne. Ainsi, alors que le quartier du Chiado est en proie aux flammes, Rodrigues vit une rupture téléphonique et entame un monologue déchirant dans son appartement, qui est à la fois une chambre mouvante reconstituée en studio qui se déplace au fur et à mesure de la discussion, une construction mentale du personnage et un artifice complet résonant progressivement avec les Trois études pour une crucifixion de Francis Bacon. Grâce à un système de rétro-projection particulièrement sophistiqué, le feu qui ravage la ville pénètre dans la chambre de Rodrigues qui semble constamment sur le point de s’embraser. La caméra de Guerra da Mata dresse par ailleurs le portrait de son acteur, lévite autour de son corps et en dessine les moindres contours, comme s’il voulait en caresser la peau une dernière fois avant de le voir disparaître. Ce qui se joue là, dans cet effet de miroir saisissant et incroyablement émouvant entre Parabéns ! et Ce qui brûle guérit, c’est le parcours accompli en quinze ans de deux artistes qui s’offrent des rôles comme d’autres s’offriraient, en guise de correspondance amoureuse, des bouquets de fleurs ramassés dans un jardin.