Quelques semaines après la découverte de Téhéran sans autorisation sur les écrans, la sortie de ce double DVD chez Solaris permettra de mieux envisager la filmographie de Sepideh Farsi. Pour cette exilée vivant en France, l’Iran et Téhéran agissent comme un aimant ; de manière dissemblable, ces deux récits s’apparentent à des quêtes sensibles, mélancoliques et subtiles.
Le Regard (2005) et Le Voyage de Maryam (2002) s’organisent comme des retours vers le lieu originel, l’un et l’autre débutent dans un aéroport, espace par excellence dans lequel on bascule d’un lieu vers un autre. Dans le premier, Esfandyar apprend qu’il est en train de perdre la vue et retourne en Iran après vingt ans d’exil parisien. Dans le cadre de cette double faille, corporelle et temporelle, il se retrouve aux prises avec un passé politique et sentimental traumatique. Dans le second, Maryam débarque à Téhéran sur les traces d’un père qu’elle n’a pas vu depuis longtemps. Munie d’une photographie qu’elle tend aux passants, le métrage se déroule sur le mode de l’enquête et de la quête. Dans les deux cas, il est largement question de ce que l’on voit, mais ce sont tous les sens qui sont convoqués. Les films s’organisent comme un dédale complexe, dans lequel les personnages accomplissent un parcours mental intense. Si la déambulation n’est pas absente dans Le Regard, Le Voyage de Maryam ajoute beaucoup plus nettement l’aspect labyrinthique de la tentaculaire capitale ; Téhéran s’apparente à une tâche urbaine protéiforme qui enveloppe la jeune femme, désorientée mais sous le charme intrigant de la métropole rendue sous une forme organique.
La filmographie de Sepideh Farsi est assez éclectique, même si la ligne de partage fiction-documentaire s’avère artificielle, elle s’organise autour de ces deux pôles. Dans le sillage du très beau Rêves de sables (2003), Le Regard appartient à la première catégorie et repose sur une mise en scène parfois graphique privilégiant avant tout une fixité assortie de quelques travellings. Ce principe de mise en scène rencontre parfois ses limites, notamment lorsque la vigueur et la densité dans le plan viennent à manquer et que les images se remplissent de signes et d’intentions un peu trop appuyés. Pour autant, cet aspect permet également une certaine efficacité pour figurer sensations et impressions, aidé en cela par un montage intelligent et ingénieux, particulièrement lorsqu’il s’agit de mettre en valeur les béances d’un personnage confronté à une mémoire traumatique, à l’hésitation entre songe ou réalité et à une vue qui s’éteint.
En compagnie de Maryam et du cliché de son père, dans cette manière de tisser un récit à partir de la quête aléatoire d’un être, mais aussi d’un film, le rapprochement avec Henri-François Imbert (Sur la plage de Belfast, Doulaye, une saison des pluies et No Pasaran, album souvenir) s’impose très vite à l’esprit. C’est notamment ce que fait Erik Bullot dans un bel article mettant en relation ce dernier avec Sepideh Farsi (http://lesilo.blogspot.com/2007/10/chronique-chinoise‑5.html). Sans renier un goût pour les objets, motifs et natures mortes, le graphisme et des moments d’abstraction, la fixité et la contemplation sont ici abandonnées. Le film est basé sur la vue subjective ; on a affaire ici à un œil-caméra épousant un regard vif et les nombreux déplacements du personnage. Sepideh Farsi assurant elle-même l’image, on est, en quelque sorte, en présence d’un corps-cinéaste totalement engagé dans le film.
Cela fait du Voyage de Maryam un objet passionnant, particulièrement parce qu’il est à la fois jouissif et déceptif, dans la mesure où l’étau se resserre autour de la figure du père, objet de la quête, avant de se desserrer à nouveau. Le film se déploie avec de nombreuses rencontres et deux questions simples posées en même temps que la photographie est placée sous le nez des passants : « Auriez-vous vu cet homme ? Sauriez-vous qui pourrait m’aider ? » Les quidams sont plus que moins disposés à aider, à vouloir connaître ou reconnaître. Mais par ce biais, c’est aussi un formidable et impressionniste portrait kaléidoscopique en creux qui se forme de la ville de Téhéran. Par l’image et les dires de chacun, ce cliché du père devient le réceptacle des désirs et des frustrations. Et comme Maryam, on repart sans avoir trouvé l’objet de la quête, mais avec le regard et l’esprit considérablement enrichis.
Le double DVD est agrémenté de suppléments, dont un making of réalisé durant Le Regard. Il permet de constater des conditions de tournage des plus légères, parfois acrobatiques, surtout quand il s’agit de se mêler de s’aventurer sur l’infernale voirie de la capitale… Dans le second bonus, la réalisatrice dialogue avec Erik Bullot sur le mode de la confidence. Sepideh Farsi explicite avec une belle simplicité mêlée d’humour le tiraillement occasionné par une double appartenance. Il est bien entendu question de la nostalgie de l’exil, mais aussi de Téhéran ou comment le fait d’être loin cultive son affection pour cette mégapole qui fait figure de ce que peut représenter un monstre pour les enfants : quelque chose d’à la fois terrifiant et réconfortant.