Après « Tours d’horizons » (qui contenait notamment Méditerranée, L’Ordre et Dieu sait quoi), P.O.M. Films poursuit son travail d’édition des films de Jean-Daniel Pollet, une entreprise nécessaire et salutaire rendant visible une œuvre inclassable et majeure.
Comme dans le précédent coffret, outre les films, l’un des atouts de l’édition de « La Mémoire des mondes » réside dans ses suppléments. Parmi lesquels JDP/JLG, où l’ermite de Rolle évoque le cinéma de Jean-Daniel Pollet en se détachant à l’image d’un improbable fond où s’agitent des flots marins. Il s’agit évidemment de ceux de la Méditerranée puisqu’il s’agit d’associer cette œuvre éponyme (1963) et Film socialisme, où Godard emprunte plusieurs plans à Pollet. Dans cet entretien, Godard déclare qu’il est finalement arrivé, très lentement, d’où Pollet est parti : le montage ; c’est-à-dire que la prise de vue précède un récit qui s’élabore à la table de montage, après coup. Autre élément d’importance de ce bonus, en partant de la marginalité du cinéaste, Godard trace la ligne conductrice du cinéma de Jean-Daniel Pollet : le fait qu’il ne se tient pas caché derrière la caméra (à la manière d’un Truffaut ou d’un Rivette, dit-il assez perfidement) mais qu’il se trouve avec ce qu’il filme, parmi un monde qu’il investit de sa présence. D’une certaine manière, ce geste aboutit dans toute sa beauté au sein de Trois jours en Grèce (1991), pour lequel Au Père Lachaise (1986) et Contre-courant (1991) s’apparentent à des brouillons – toutefois complètement estimables.
Jean-Daniel Pollet citait trois centres à son cosmos, selon trois échelles emboîtées : la Méditerranée, la Grèce et le temple de Bassae, perdu au cœur du Péloponnèse que l’on découvre dans Méditerranée et auquel il consacre un court dans la foulée. Trois jours en Grèce marque une césure importante ; entre les images tournées dans le dit pays et la mise en œuvre du film est advenu le terrible accident – il est renversé par un train et souffre de plus d’une vingtaine de fractures, événement mentionné au début du film. Ceci laissera le cinéaste de plus en plus diminué dans ses mouvements, inaugurant ce que l’on peut considérer comme les films-voyages immobiles (Dieu sait quoi en 1994 et Ceux d’en face en 2001) où la ferme du Cadenet, en Provence, fait figure de centre d’un cosmos autour duquel gravite un monde, sinon le monde. Trois jours en Grèce est axé sur une idée de reformulation, narré et filmé comme une mémoire basée sur des réitérations, des allers et des retours, que les mouvements de caméra tissent avec une manière inimitable de s’avancer dans le monde, à la fois franche et douce, extrêmement sensuelle et troublante. Les trajectoires rectilignes de ces mouvements d’appareil alternent avec la circularité, Le Cadenet avec le monde hellénique, le prosaïque et le mythique, dans un émouvant collage visitant l’origine de l’Occident – la Grèce antique – et dialoguant avec le présent : images et sons de la première guerre du Golfe. Franchement mélancolique, Trois jours en Grèce semble signifier que l’on est revenu au temps du chaos, duquel est née la civilisation grecque. Cette innocence perdue paraîtrait particulièrement sombre si n’était pas formulé, à travers cette idée de perte, que le chaos offre aussi l’hypothèse d’un recommencement, d’une utopie nouvelle. On pense alors à Film socialisme de Godard, où les deux enfants de la seconde partie représentent le contrepoint à l’équipage défait de ce paquebot errant en Méditerranée : l’espoir d’un à‑venir.
Avant sa réclusion imposée, Jean-Daniel Pollet a représenté la solitude des hommes comme une insularité, aussi bien à travers le personnage de Léon dans les comédies avec Claude Melki (de Pourvu qu’on ait l’ivresse à L’Acrobate) que, très explicitement, dans Tu imagines Robinson (1967) ou L’Ordre (1974). Comme nous l’avons déjà fait dans un article précédent, ceci conduit à relativiser la catégorisation de sa filmographie entre les essais « ambitieux » et les comédies « mineures » autour de ce formidable personnage burlesque travaillé par la mélancolie. La brillante adaptation du Horla de Maupassant (1966) reprend ce motif de l’isolement insulaire. Journal – enregistré sur bande magnétique – d’un être qui sombre et se noie (la barque déserte et l’importance de l’élément aqueux), Le Horla déconstruit une folie conscientisée par son propre sujet (à noter la présence d’un fascinant Laurent Terzieff), formulant les désordres intérieurs avec de multiples strates narratives et par le biais d’un impressionnant travail chromatique.
Une autre ligne de force de la filmographie de Jean-Daniel Pollet réside dans l’inscription de la trace afin de conjurer l’épreuve du temps. Cette donnée s’applique particulièrement à deux films réunis dans l’un des trois DVD de ce coffret : Les Morutiers (1966, co-réalisé avec Étienne Lalou) et Pour mémoire (La Forge) (1979, co-réalisé avec Maurice Born). Le premier débute avec le commentaire objectif d’un vilain reportage de l’ORTF avant d’être entraîné dans son ébouriffante dimension épique, certainement bien servi par le génial Yann Le Masson officiant ici comme chef opérateur.
Embarquée sur un chalutier en campagne de pêche dans l’Atlantique, la caméra arrimée au vaisseau offre des visions dantesques et rend superbement un processus fait de gestes et de mouvements, à la fois humains et mécaniques, composant avec la rudesse des éléments. Il est difficile de ne pas rapprocher Les Morutiers de Leviathan, le film de Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel qui sortira prochainement dans les salles – date encore non fixée. Par son titre et son régime d’images (dont un somptueux noir et blanc alternant avec la couleur, pas moins bien composée), Pour mémoire se situe encore plus directement dans cette entreprise d’inscription face au temps. Ici une forge promise à la disparition ; Pollet en fait un monde où l’on donne forme à l’informe, auquel – par l’image, le son et la voix off – il confère une dimension cosmogonique avec de nombreuses références mythologiques : de l’informe à la forme, il s’agit là encore du chaos originel. Visuellement époustouflant, entre la fluidité luminescente de la matière en fusion et les visages des damnés héroïques qui s’échinent ici – qui nous fixent et que l’on regarde –, le cinéaste insuffle à ce requiem une dimension politique en prenant acte, via la voix-off, d’un « durcissement progressif » d’un monde entré en religion libérale. Une dureté du monde que Pollet a affrontée sans détour tout au long de sa vie, avec la poésie et l’émotion pour bagages, et un inimitable regard comme outil.