Atom Egoyan est de ces cinéastes dont le cinéma pense, se pense et donne à penser. Les films réunis dans le coffret L’Essentiel d’Atom Egoyan (TF1 Vidéo) en sont la démonstration. De Next of Kin (1984) à Ararat (2002), même si l’on sent nettement que l’inventivité visuelle des débuts laisse peu à peu place à une forme d’académisme, ce sont les mêmes obsessions concernant l’identité, l’origine, l’image de soi et des autres qui sont savamment brassées. Servis par des acteurs en eux-mêmes étonnants de justesse et remarquablement dirigés, ces films doivent être vus et revus comme ceux de tout grand cinéaste.
« Il est assez facile de voir ce que les gens croient fabriquer. Ce qu’ils manigancent en réalité n’est pas plus difficile à percer avec un peu de bon sens. Les répertoires ordinaires de stratagèmes, duperies, usurpations de personnalité, qui ne font que rabâcher l’abécédaire de la duplicité criminelle, ne méritent guère qu’on s’y arrête » : la première phrase du roman The Actual (1997) de Saul Bellow indique avec justesse ce que pourrait être le sens figuré du mot « cinéma ». Le théâtre de l’économie sociale, la « mise en scène de la vie quotidienne » telle que l’a théorisée Erving Goffman en 1956 dans The Presentation of Self in Everyday Life n’est pas née avec le cinéma, mais il lui a fourni un miroir grossissant redoutablement efficace. Les films d’Atom Egoyan sont l’inverse spécifique des comédies de mœurs qui revendent leur propre misère existentielle. Atom Egoyan n’a pas embrassé le métier de cinéaste, tel que l’envisage la cinéphilie la plus naïve, avec ses pré-requis techniques et stylistiques : il a pensé le « système cinéma » comme subsumé par un régime englobant de représentations. À ce titre on pourrait parler le concernant non pas de films, mais de dispositifs filmiques. Sans doute ses débuts comme cinéaste expérimental, l’influence d’un grand artiste canadien tel que Michael Snow, dont le cinéma, de Wavelength (1967) à La Région centrale (1971), interroge les spécificités du film comme médium, y sont pour quelque chose. L’artiste lui aussi canadien Jeff Wall a dit, à propos de sa série photographique Movie Audience, la place du cinéma dans un processus social spéculaire : « Les immenses figures fragmentées projetées sur l’écran sont les débris agrandis de tragédiens d’un autre âge. Ceci implique que le spectateur du film est historiquement aussi un fragment, qui acquiert une identité sociale par une accumulation répétitive ; dans ce processus, cela devient un “public”. Le public ne regarde pas le produit ou l’action d’une machine ; il est à l’intérieur d’une machine et fait l’expérience de la fantasmagorie de cet intérieur. Le public le sait, mais il le sait parce qu’il s’efforce d’essayer de l’oublier. Cette amnésie est ce que l’on appelle, en termes de culture, le plaisir et le bonheur. » Avec Egoyan la machine à rêve se dérègle : son cinéma n’est pas une machine à oublier ; au contraire il confronte le spectateur à sa névrose.
Un thème commun des films d’Egoyan est celui de cette cellule modélisante de toute société : la famille, généralement frappée d’un drame ou dysfonctionnelle. Next of Kin et Family Viewing (1987), les deux premiers films qui nous sont donnés à voir, sont connexes en ce qu’ils relatent tous les deux le parcours initiatique de jeunes hommes défiant l’ordre établi pour réhabiliter ce qui leur semble être la véritable justice. Dans Next of Kin, Peter-Bedros, schizophrène non pas au sens clinique mais étymologique (du grec ancien skhizein : séparer, partager ; et phrên, phrenos : cœur, âme, esprit), coquille vide prête à se laisser investir de toutes les identités possibles, reprend en quelque sorte le rôle du psychothérapeute que ses parents sollicitent dans le cadre d’une thérapie systémique mobilisant les moyens de la vidéo. S’extirpant de l’ennui, du désœuvrement de la famille typique des sociétés capitalistes avancées, se déterritorialisant, se transformant en expérimentateur psycho-social, il part « réparer le tissu du temps à l’endroit de l’accroc », pour reprendre une formule de Chris Marker dans Sans soleil. Il part chercher sa véritable place auprès des Deryan, s’affranchit de la toile des liens familiaux pour se choisir un destin. En ce sens il délire − là encore au sens étymologique : du latin delirare, « sortir du sillon » − la famille comme système de rapports privilégiés : « l’inconscient ne délire pas sur papa-maman, il délire sur les races, les tribus, les continents, l’histoire et la géographie, toujours un champ social » (Gilles Deleuze sur L’Anti-Œdipe dans Pourparlers, Paris, Éditions de Minuit, 1990). Comme Gilles Deleuze reconnaît au schizophrène une potentialité créatrice, voire révolutionnaire, la douce folie, la discrète anormalité de Peter-Bedros lui permet de se choisir en tant qu’individu. Et peu importe qu’il soit, chez les Deryan le « faux » fils, cette notion est ici abolie : à sa façon, Peter sort d’un mensonge (qui est aux yeux de la société la vérité : un fils vivant auprès de ses géniteurs), pour rétablir une vérité (qui est d’un point de vue de la narration un mensonge).
Ici, c’est le fait cinématographique même du jeu d’acteur qui est mis en abyme : les regards caméra (lorsque Peter-Bedros regarde avec un sourire d’enfant la caméra qui enregistre le déroulement de la thérapie, lorsqu’il nous regarde, avec ce même sourire, lors du simulacre régressif lors duquel sa mère d’adoption le traite en enfant en bas âge) interpellent la propre part de feintise, de ventriloquie du spectateur. Mais là encore pour Peter-Bedros, il n’y a pas de limite claire entre réalité et fiction, entre « vrai » et « faux » : « l’acteur ne ment pas, il dit la vérité avec la voix d’un autre ». Comme l’a suggéré le psychiatre italien Giovanni Jervis, « si la normalité est un cancer psychologique, la folie n’est-elle pas peut-être la recherche – et l’expression – d’une vérité ?» Dans Family Viewing, c’est dans une cellule familiale éclatée, oublieuse de son passé (la mère est partie pour d’obscures raisons, le père veut s’oublier avec sa nouvelle compagne dans une sexualité qu’il souhaiterait effrénée, mais que ne parviennent pas à susciter de pauvres adjuvants (la vidéo, le téléphone rose) et laisse sa mère dépérir dans une maison de repos, perfusée de programmes télévisés (des documentaires animaliers) que le fils Van défie le pater familias pour fonder sa propre loi, et accéder à l’âge d’homme. La famille, cet « instrument de conditionnement idéologique » selon David Cooper dans The Death of the Family (1970), est ici décomposée par la volonté d’un père tout à son être libidinal, privée d’histoire et de tradition, sans que ce dernier terme ne revête de caractère péjoratif. Van contrefait la réalité en faisant passer la mère du personnage incarné par Arsinée Khanjian, qui se suicide, pour sa grand-mère, et la tirer de sa relégation, de son exil dans l’exil. Réhabilitant l’ancêtre, celle que la mort guette, Van casse la loi du « noyau familial bourgeois [qui] est devenu aujourd’hui le meilleur moyen de ne pas se rencontrer et, par conséquent, la négation même du deuil, de la mort, de la naissance et de l’expérience qui précède la naissance et la conception ». Similaires également sont les personnages de l’avocat de De beaux lendemains, qui veut « donner une voix à la colère » de parents ayant perdu leurs enfants dans l’accident d’un bus scolaire dans un village des Adirondacks, et de l’évaluateur de la compagnie d’assurance dans The Adjuster. Tous deux ont pour tâche de réparer des vies détruites, comme une thérapie contre les dérèglements de leurs propres vies : veuf, impuissant face à la dérive de sa fille droguée, l’avocat ne veut croire au simple accident, au fatum. Adultère, Noah, l’adjuster, renoue le fil de l’existence de familles voyant leurs maisons incendiées, leur identité bouleversée, alors que lui-même vit dans une maison témoin qui, par la fantaisie d’un couple fortuné scénarisant sa vie, subira le même destin.
De la même manière, le personnage incarné par Gabrielle Rose dans Speaking Parts (1989) peut se comparer à une Antigone qui brave les lois de la Cité dont Créon est le garant pour donner à son frère Polynice une sépulture. « Dans le duel, pas de victoire, mais la “présentation” d’une lutte indécidable entre l’éthique et le pouvoir temporel, entre l’“esprit primitif de la loi et sa lettre” (Hölderlin), entre technè et dikè, où Antigone incarne, présente l’image de l’Éthique : les “absolus profanes” (Steiner), “résolument athée” (Lacan) ne renvoyant donc à aucun contenu prédéterminé, prescriptions divines ou coutumes familiales. » Scénariste, elle veut faire adapter à l’écran son authentique histoire : s’étant fait greffer un des poumons de son frère, ce dernier en est mort. Son amant Lance, employé d’hôtel et acteur à la petite semaine, la trahit en passant un pacte faustien avec le producteur qui a modifié le scénario original : la sœur de la véritable histoire devient dans le scénario un frère. Celui qu’on voit figurer au début du film dans la posture de Saint Sébastien, arborant en pendentif une croix de David (il reproduit en cela le martyre de Jésus raillé par les Romains comme « roi des Juifs »), dans une médiocre production aux allures sado-maso, devient Judas. Il n’est d’autre issue pour Clara que le suicide en direct, dans un talk-show dans le film (celui dont elle est la scénariste) dans le film (celui d’Egoyan).
« De quoi parle-t-on et que nous dit-on au juste lorsque l’on affirme que désormais il n’y a plus de réalité mais seulement des images ou, à l’inverse, qu’il n’y a désormais plus d’images mais seulement une réalité se représentant incessamment à elle-même ? Ces deux discours semblent opposés. Nous savons pourtant qu’ils ne cessent de se transformer l’un dans l’autre au nom d’un raisonnement élémentaire : s’il n’y a que des images, il n’y a plus d’autre de l’image. Et s’il n’y a plus d’autre de l’image, la notion même d’image perd son contenu, il n’y a plus d’images. » Au regard du cinéma d’Egoyan, on peut voir une équivalence entre les propositions, et non comme Jacques Rancière l’affirme une opposition. Le cinéaste pense l’image au moment même où il pense le socius, dans un même mouvement, évitant l’erreur originelle de ce que nous pourrions nommer les « penseurs du déni de réalité » (le « spectacle » debordien, la « simulation » et l’ « hyperréalité » baudrillardienne), postulant qu’il a existé et qu’il peut exister à nouveau un stade a‑symbolique du commerce humain, comme l’a analysé Jean-François Lyotard dans La Condition postmoderne (1979) : « de cette décomposition des grands Récits […] il s’ensuit ce que d’aucuns analysent comme la dissolution du lien social et le passage des collectivités sociales à l’état d’une masse composée d’atomes individuels lancés dans un absurde mouvement brownien. Il n’en est rien, c’est une vue qui nous paraît obnubilée par la représentation paradisiaque d’une société “organique” perdue. » Par ailleurs, la glose autour du concept d’ « image » se fourvoie en considérant son objet comme unitaire – il n’y a pas simplement « l’image », mais des images de natures et de contenus différents. De ce fait, l’autre de l’image, ou des images, si l’on accepte que les choses réelles soient dans une perspective phénoménologique images d’elles-mêmes, ne peuvent être que d’autres images. Les occurrences de l’image filmique, vidéographique, photographique chez Egoyan ont toutes à voir avec leur fonction testimoniale et mémorielle.
Lorsque le père dans Family Viewing filme en vidéo les moments heureux de sa famille, il enregistre des engrammes au moment même où il efface la mémoire, comme il le fera plus tard concrètement en réutilisant les bandes pour filmer ses ébats. La sphère vidéographique est ici un lieu de relégation, de déni de réalité. L’étrange funérarium où la scénariste de Speaking Parts va voir l’image vidéographique de son frère disparu n’est pas son véritable tombeau : en écrivant son histoire et en la faisant adapter à l’écran, sa sœur tente de renouveler le geste cathartique et purgatif de la tragédie grecque ; l’individu, l’histoire doivent être rejoués, masqués pour que la scénariste puisse accéder enfin à la paix. La vidéo, sous ses diverses formes, est, comme l’a dit Fredric Jameson, le médium postmoderne, par-là même post-idéologique par excellence, et a‑critique dans une généalogie habermassienne de l’espace public, il est le premier pas vers la perte du référent. Comme l’a écrit Christine Van Assche en citant Paul Virilio : « la vidéo doit plus à la dynamique des fluides et à la métamorphose des molécules qu’à la physique des photons lumineux. Elle est constituée de points, de fragments qui ne se composent en un tout que dans le mouvement, la trajectoire, la variation et le montage. Le monde est restitué comme un ensemble de micro-informations. Paul Virilio parlera à ce propos d’une conception atomique du macrocosme, de “désintégration des figures, des repères visibles qui favorisent toutes les migrations, toutes les transfigurations”».
En filmant, photographiant des églises arméniennes pour les besoins d’un vulgaire calendrier, le personnage incarné par Atom Egoyan dans Calendar (1995) instaure une distance spatiale et temporelle entre lui-même et ces lieux immémoriaux, négligeant la tentative du guide de lui dévoiler un peu du genius loci. « Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre les personnes, médiatisé par des images » : Egoyan donne en partie raison à Debord, en ce que ses personnages interagissent par images interposées : (nom) idolâtrant les apparitions de Lance au cinéma, (nom) adoptant une petite fille arménienne par lettres enregistrées et bandes vidéos interposées. Peut-être de ses origines Atom Egoyan a‑t-il appris que chacun est à soi-même sa propre race, son propre territoire, qu’il n’y a ni filiation, ni peuple, ni frontière qui tiennent. Et il a été confronté dans sa vie privée au dilemme de l’image vidéo : territorialise – « le territoire, c’est d’abord la distance critique entre deux êtres de même espèce : marquer ses distances. Ce qui est mien, c’est d’abord ma distance, je ne possède que des distances. Je ne veux pas qu’on me touche, je grogne si l’on entre dans mon territoire, je mets des pancartes. […] Il s’agit de maintenir à distance les forces du chaos qui frappent à la porte » – ou déterritorialise-t-elle ? Relatant la naissance de son fils Arshile, il se pose la question de savoir s’il doit filmer ou non : « cette tension entre enregistrer et ne pas enregistrer est paradoxalement provoquée par un sentiment de perte possible. Si on enregistre, on rate la participation immédiate à l’événement, parce qu’elle est filtrée par un objectif. Si on n’enregistre pas, on est amené à penser que l’instant va passer sans laisser de trace, qu’on va le rater pour l’éternité. » Ainsi sait-on au moins depuis De Spectaculis (ca. 197 – 202) de Tertullien que le « spectacle » n’est pas adventice mais constitutif du fait humain, que ce qui précède l’ordre comme logos est le chaos.