Lors de sa sortie en février dernier, L’Étrange Affaire Angélica avait quelque peu divisé la critique. Pourtant, l’entame du film convainc presque unanimement, dotée d’une grâce toute poétique, d’une force très singulière. L’image de cette belle défunte qui se réveille et sourit est presque aussi prégnante chez le spectateur que chez Isaac, le photographe condamné à tomber amoureux de la morte. La suite, en revanche, plonge le public dans une plus grande circonspection. Oliveira compose le film comme on peint un tableau : il est habité de symboles, de métaphores. Sa conception du cinéma n’est pas celle de la captation, mais bel et bien celle de l’écriture. Lâchant des figures (un mendiant, des travailleurs, un oiseau, un groupe d’enfants) dans le film comme autant d’énigmes, le cinéaste nous laisse le soin d’interpréter, de recouper, d’échafauder des théories – et un tour d’horizon de l’accueil critique suffit pour constater qu’elles vont bon train.
Le film est accompagné d’un court reportage autour de l’avant-première à la Cinémathèque, proposant notamment des interviews du réalisateur et de l’acteur principal, Ricardo Trêpa. Il va sans dire que ces entretiens ne livrent pas sottement les clés de L’Étrange Affaire, option très pédagogique, bien loin de la réalité très multiple des possibilités de réception du film. En revanche, ils l’éclairent de la personnalité du cinéaste, de son acteur, de leurs interrogations ; ils ouvrent non pas des pistes ou des grilles de lecture, mais le commencement d’un angle d’attaque. Il s’agit en quelque sorte d’un outillage livré au spectateur, pour mettre en perspective, toujours de façon tout à fait subjective, les questions ouvertes par le film.
En complément, Épicentre propose un court métrage de trente minutes, tout à fait inédit, de Manoel de Oliveira et Jean Rouch, intitulé En une poignée de mains amies. C’est une lecture, en français et portugais se répondant élégamment, d’un long texte du cinéaste autour du Douro, le fleuve qui traverse Porto. Plus précisément, ce poème illustré est jalonné par des images de sa propre conception. L’introduction consiste notamment en une curieuse scène où Rouch et Oliveira semblent sceller l’accord du projet. Plus tard, on les retrouve, dans Porto, se promenant, commentant presque leur œuvre en cours, en tout cas le sujet dont elle traite. Ces apparitions intempestives polluent quelque peu le film – même si elles lui donnent du souffle. En effet, En une poignée de mains amies se nourrit d’un entremêlement complexe d’échos et de mémoires. Il retrace le cours de Douro, dans l’espace, mais aussi dans le temps. Il y a bien longtemps, Oliveira, sur le même sujet, réalisait son tout premier documentaire. C’est aussi le premier documentaire vu par Jean Rouch (de son propre aveu). Les travailleurs que le cinéaste portugais filmait alors ont maintenant disparu. Dans ce mélange de mémoires (celle du fleuve, celle du lieu, celle de Jean Rouch, celle bien sûr de Manoel de Oliveira), on regrette un grand absent : le film lui-même, Douro Faina Fluvial. Un léger sentiment d’incomplétude accompagne donc cet étrange objet, poème qui se commente lui-même, à la paternité complexe.
Ceci étant, cette édition d’Épicentre reste un agréable cheminement dans la pensée de Manoel de Oliveira, qu’elle s’exprime par lui directement, par le cinéma, ou encore par la multiplicité des regards que d’autres artistes, acteurs, documentaristes, peuvent poser sur lui.