Que la France redécouvre Satyajit Ray est une bonne nouvelle. Le sacre du grand cinéaste indien au Festival de Cannes 1956, où il reçut une récompense pour son premier long métrage Pather Panchali fut en effet suivi d’une longue période d’ignorance, où les cinéphiles français passionnés de cinéma indien devaient attendre une dizaine d’années avant que ne soient distribués sur leur territoire les incontestables chefs d’œuvre que sont Charulata ou Le Salon de musique. L’effort accompli par les éditeurs de DVD n’est certes pas toujours remarquable – à quoi bon mettre sur le marché des copies de films non restaurées et à peine visibles ? – mais il semble que ces dernières années aient vu un regain d’intérêt pour le cinéma indien plutôt bienvenu, quoique rarissime. Après la magnifique édition des Joueurs d’échecs par Carlotta, voici donc L’Expédition, film « inédit » mais heureusement jamais plus inaccessible.
La découverte d’un film « inédit » est à la fois riche de promesses et de légères craintes. Si le film n’a pas obtenu l’honneur d’une distribution en salles et s’est trouvé relégué immédiatement au stand DVD, ne le doit-il pas à une qualité plus que douteuse ? Si la question peut se poser pour certaines horreurs venues d’outre-Atlantique – ou d’ailleurs, pour être véritablement objectif –, le caractère « inédit » des films de Satyajit Ray se trouve dans une explication plus prosaïque : à l’heure où l’on résume le cinéma indien aux kitscheries acidulées de Bollywood, il ne semble pas toujours judicieux d’en montrer une autre facette, au cas où il viendrait à quelqu’un l’idée saugrenue que l’Inde puisse être aussi capable de donner naissance à de grands cinéastes. Ray, néanmoins, bénéficie d’un passe-droit dans la cinéphilie française, peut-être due à son auréole usurpée d’«assistant-réalisateur » de Renoir sur Le Fleuve, ou plus certainement à son statut du plus « européen des cinéastes indiens » – et donc plus facile d’accès. Mais trêve de lamentations : s’il faut regretter que Ritwik Ghatak, Mrinal Sen ou Guru Dutt soient éternellement ignorés, il faut également se réjouir de voir Satyajit Ray reprendre peu à peu la place qu’il mérite auprès de ses collègues Eisenstein, Fellini ou Dreyer.
Pour l’éditeur Épicentre Films, qui a le bon goût d’éditer une très belle copie du film – mille fois hélas, sans aucun bonus –, choisir de faire redécouvrir Ray par le biais de L’Expédition n’est pas un pari sans risques. Neuvième film du cinéaste réalisé en 1962, coincé entre trois chefs-d’œuvre absolus (La Déesse, 1960 ; La Grande Ville, 1962 et Charulata, 1963), L’Expédition n’a jamais reçu les faveurs de la critique : dans son ouvrage de référence sur le réalisateur bengali, Charles Tesson ne l’évoque qu’en quelques lignes, comme s’il ne s’agissait que d’une erreur, un hoquet involontaire. L’Expédition tranche en effet dans la forme comme dans le fond avec le reste de la filmographie de Ray – doit-on s’en étonner de la part d’un cinéaste qui aimait surprendre et jouer avec les genres ? D’une durée inhabituelle, 2h30 – et donc plus proche des productions du cinéma hindi commercial que du cinéma d’auteur bengali –, le film prend des accents mélodramatiques et moraux rares chez Ray, et qui semblent avoir été accentués par la présence de la grande vedette féminine de Bombay, Waheeda Rehman, égérie de Guru Dutt dans Pyaasa (1957) et Les Fleurs de papier (Kaagaz Ke Phool, 1959). Est-ce à dire que Ray succomba, le temps d’un film, aux sirènes du cinéma hindi ? Grossière erreur, quand l’on connaît son dégoût affiché pour les productions de Bombay ; mais qu’il ait voulu rendre hommage, par le biais du visage divin de Waheeda, au très estimé Guru Dutt Ji est beaucoup moins improbable.
L’Expédition n’est en fait qu’en apparence éloigné des thématiques traditionnelles du cinéma de Ray. Le personnage principal, interprété par son alter ego Soumitra Chatterjee (aux faux traits barbus de Toshiro Mifune – hommage cette fois à Kurosawa), fait écho au héros du Salon de musique, l’aristocrate qui voyait le monde tel qu’il l’avait connu s’écrouler autour de lui et qui tombait lentement de son piédestal. Ici, Narsingh (Chatterjee) ne connaît que la déchéance : devenu chauffeur de taxi contre ses origines familiales qui le destinaient à régner aux côtés de sa caste de kshatriya (les « guerriers » – deuxième caste indienne la plus importante après les brahmanes), il aspire à retrouver sa gloire passée. Pour cela, tous les moyens sont bons, quitte à entrer dans l’illégalité et l’amoralité en s’associant avec un trafiquant d’opium, contre l’avis éclairé de Gulabi, la prostituée au grand cœur (Waheeda Rehman), ou de ses amis, pauvres mais dignes.
« Être inférieur ou supérieur, c’est une question d’attitude », s’exclame l’un des personnages dans une réplique à vocation de credo. L’attitude de Narsingh, justement, est ce qui intéresse le plus Satyajit Ray : voir ainsi la remarquable façon dont il le filme sans jamais le montrer de face dans la scène introductive, reflet las dans le miroir, couché dans une position passive alors qu’un autre homme essaie de le convaincre de monter une affaire avec lui. Tout au long du film, Narsingh va chercher à se redresser, par des moyens d’abord factices – s’imposer face à plus lâche que lui, courir à la mort en poussant la vitesse de sa voiture jusqu’à ses limites dans des scènes haletantes de courses-poursuites (typiques du film noir). Peine perdue, car les objets symboliques de sa perdition – un revolver, une boîte d’huile contenant de l’opium –, filmés en gros plan, démesurément grossis, prennent plus de place que lui. Les regards (impuissants pour la prostituée ; diaboliques pour le trafiquant) comme les positions des personnages – très archétypaux – sont les principaux marqueurs du déroulement de cette fable morale. Quand Narsingh décide, dans un sursaut de clairvoyance, de retourner l’argent si mal gagné, alors seulement est-il digne de sa liberté et de son statut de kshatriya. Car l’appartenance à une caste, chez Ray, ne s’acquiert pas à la naissance. Elle se mérite.