Depuis l’édition MK2, très complète et soignée, de 13 films de Truffaut, quelques œuvres manquaient encore à l’appel ; la sortie DVD de La mariée était en noir et de La Chambre verte, réalisés respectivement en 1967 et 1978, comble partiellement cette lacune. Elle offre l’occasion de découvrir ou redécouvrir deux films dont le second, bien que rarement diffusé, est considéré comme une œuvre charnière dans le parcours du cinéaste ; mais elle déçoit par la faiblesse de la restauration, et l’absence de bonus. L’événement n’en mérite pas moins de revenir sur ces films qui présentent d’ailleurs des thématiques et des ambiances très proches.
Deux films. Deux couleurs. Deux mémoires. Celle d’une femme qui recherche un à un les cinq hommes qui ont tué son mari le jour même de ses noces, et qui les élimine froidement, méthodiquement. Celle d’un homme qui, au lendemain d’une première guerre mondiale dévastatrice, chérit « ses » morts et fait du souvenir une règle de vie. Deux rapports à la mort ; deux refus délibérés, opiniâtres, de l’oubli. Deux luttes contre le temps. La sortie DVD de La mariée était en noir et de La Chambre verte, réalisés à 11 ans d’intervalle, met en lumière une thématique particulière dans l’œuvre de Truffaut en même temps qu’elle souligne un véritable regard de cinéaste : il y a, de Jules et Jim au Dernier Métro, des Deux Anglaises à L’Enfant sauvage, comme une manière de penser et de vivre le cinéma comme un art qui « embaume le temps » (André Bazin) – l’art de faire vivre les visages des morts, peut-être. L’art de raconter une histoire passée au présent. Ou, si l’on préfère, une obsession du temps (dans les films en costumes à la gravité et à la nostalgie assumées, comme dans des films plus légers mais non moins hantés par le temps qui passe, à commencer par la série des Doinel) qui semble aller de pair avec un idéal de maîtrise, ou d’achèvement. « Embaumer le temps » en mettant en œuvre une volonté dévastatrice.
Julie Kohler dans La mariée était en noir, Julien Davenne dans La Chambre verte, affichent tous deux une détermination implacable, une volonté d’aller jusqu’au bout de leurs principes, de leurs desseins – jusqu’au bout d’eux-mêmes. Leur goût de l’absolu et leur intransigeance rappellent bien d’autres caractères truffaldiens : d’Adèle H à La Femme d’à côté en passant par Les Deux Anglaises, le cinéma de Truffaut est hanté par des êtres qui prônent le définitif contre le provisoire, l’absolu contre le compromis. Mais ces personnages se libèrent ici des conflits tumultueux de la passion amoureuse, et y gagnent en simplicité et en sobriété. Julie Kohler, que Truffaut a pensée pour Jeanne Moreau, à qui il souhaitait offrir un rôle très différent de la Catherine de Jules et Jim, obéit à une ligne droite qu’elle a elle-même dessinée et qu’elle entend suivre jusqu’au bout, s’identifiant par là même à un personnage tragique : sur chacune de ses actions pèse une fatalité qui est à comprendre comme l’obéissance au « fatum », à « ce qui a été dit », ce qui inclut le serment ou la promesse. Il n’y a pas de faille dans la progression meurtrière du personnage, pas d’entorse : chaque risque de faux pas (l’un des hommes-cibles est arrêté par la police sous les yeux de Julie ; un autre tombe amoureux d’elle et ne semble pas non plus la laisser indifférente) est immédiatement rectifié, comme s’il planait sur les actions de Julie une forme de transcendance, toute-puissante et inévitable. La ligne est implacable.
La détermination de Julien Davenne n’est pas moins radicale, et le fait que Truffaut ait choisi d’interpréter lui-même le personnage principal de La Chambre verte – comme on écrit « une lettre à la main plutôt qu’à la machine », disait-il – lui confère une indéniable force subjective, qui s’accompagne ici d’une dimension de confession. La préoccupation de l’achèvement est pleinement présente : elle prend d’abord la forme de l’insatisfaction permanente (toutes les tentatives de rendre présents les morts, de la chambre funèbre à la création d’un mannequin de cire, sont vouées à l’échec) puis celle de la conscience d’une incomplétude (ce qu’exprime Julien dans la scène finale, par l’obsession de la flamme manquante). Mais cette préoccupation a, ici, moins la forme d’une ligne que celle d’un édifice religieux – qui se matérialise dans la chapelle que Davenne décide de peupler de centaines de flammes, dont chacune représente un être défunt, afin qu’il ne sombre pas dans l’oubli. La mémoire ne s’entretient plus dans l’axe horizontal d’une vengeance méthodique, logique et parfaitement linéaire comme celle de Julie, mais bien plutôt dans un axe vertical : le souvenir est ici conçu comme une élévation, avec tout ce que cela comporte de spirituel. Il y a comme une religion de la mémoire, aussi ferme et implacable que celle de Julie, mais dotée d’une composante d’ouverture à la vie ; le culte de Julie consiste à tuer pour punir, celui de Julien, à maintenir en vie : le symbole de la flamme, qui condense lumière, mouvement, et verticalité, est criant.
La question de la fidélité, qui parcourt l’œuvre de Truffaut (fidélité à soi et à l’autre, sincérité et intégrité des sentiments, contre toute forme de tricherie ou de compromission), emprunte dans les deux films le détour de la mort et prend par conséquent une forme singulière. L’amour se pense par la mort et à travers la mort ; ultime et indépassable mise à l’épreuve des sentiments, la mort exacerbe les déchirements affectifs et rend visibles des sentiments qui, sans elle, auraient moins d’impact. « Je veux voir David, je veux voir ses yeux. Vous m’avez pris quelque chose et vous êtes incapable de me le rendre », dit Julie Kohler lors de l’unique scène où elle laisse éclater sa douleur. Déclaration posthume, à laquelle fait écho celle de Cécilia (Nathalie Baye) à Julien Davenne : « Ce que j’essaie de vous dire, c’est que je vous aime, mais je sais que pour être aimée de vous il me faudrait être morte. » Truffaut disait avoir voulu réaliser, avec La mariée était en noir, « un film d’amour sans aucune scène d’amour ». On pourrait en dire autant de La Chambre verte, qui, à l’origine, devait s’appeler La Fiancée disparue, et désigner ainsi la fiancée de Julien, une autre Julie, morte à 21 ans, et qui est dans un premier temps l’unique objet de son culte ; mais le film se détache de l’obsession d’un être unique (qui a conduit Truffaut à renier La Mariée et à lui reprocher sa dimension d’« apologie de la vengeance ») et La Chambre verte élargit son propos, gagnant, par la pluralité, une profondeur certaine.
Cette pluralité, qui fait planer sur ce film une dimension de concert, ou de symphonie – ce qu’appuie la musique imposante de Maurice Jaubert, le compositeur de L’Atalante, mort en 1940 – c’est d’abord celle du croisement des thèmes de Henry James dont il s’inspire : La Bête dans la jungle (pour la rencontre amoureuse manquée, l’intimité atypique des deux protagonistes) et L’Autel des morts sont les deux principales nouvelles dont est né le film ; à cela s’ajoutent des thèmes plus diffus, parfois biographiques – James avait été poursuivi toute sa vie par la disparition de sa cousine, âgée de vingt ans. Pluralité des thèmes, des souvenirs, des morts qui hantent les pensées ; pluralité des voix, aussi, car La Chambre verte est bâti sur un duo et s’ouvre sur une rencontre, alors que La Mariée repose sur un dessein unique et imperméable à l’échange. On note que Serge Rousseau, qui apparaissait de manière fugace dans le rôle du mari assassiné de Julie, prête également ses traits à Massigny, un autre mort, l’ami-ennemi de Julien dans La Chambre verte, aperçu au détour d’une photo. Mais le mort s’inclut désormais dans une communauté, un tout ; il y a comme une dimension cosmique nouvelle, et éminemment spirituelle. Qui se double, comme toujours chez Truffaut, d’une ode au mouvement, à l’acharnement, à la détermination. À ce qui pousse vers l’avant. À tout ce qui permet aux films, pour reprendre l’expression de La Nuit américaine, d’avancer « comme des trains dans la nuit ».