« Ce sera tout, peut-être, sauf un film historique. Ou plutôt, on essaiera de répondre à la question : comment faire aujourd’hui un film historique ? Quel rapport pouvons-nous avoir aujourd’hui à l’histoire, à notre histoire ? À une époque apparemment si éloignée de la nôtre ? Alors comment faudra-t-il l’appeler, ce film ? Thriller historique ? Histoire de mafia ? Drame psychologique ? ». L’intention de Patrice Chéreau est ainsi résumée dans les « Notes sur la réalisation du film » écrites en mars 1992 et qui figurent dans le beau livret du DVD de la version restaurée par Pathé pour les vingt ans de la sortie du film (la première version du film sortie pour le festival de Cannes et non pas la version plus courte sortie quelques mois plus tard). Ces notes ont été écrites trois ans après le début de l’écriture du scénario et deux avant le tournage effectif du film, qui fut lauréat du Prix du jury et du Prix d’interprétation féminine pour Virna Lisi au Festival de Cannes de 1994 et de cinq César dont celui de la meilleure actrice pour Isabelle Adjani.
En 1572, afin d’apaiser les tensions entre catholiques et protestants, Catherine de Médicis décide de marier sa fille, la catholique Marguerite de Valois, « la reine Margot », au protestant Henri de Bourbon, roi de Navarre et futur Henri IV. Mais le massacre de la Saint-Barthélémy éclate et, tandis que le sang coule à flots, Margot recueille le seigneur de La Môle, blessé et pourchassé. Naît entre eux une passion qui transformera à jamais la « reine Margot ».
Une adaptation résolument moderne
La Reine Margot fut le projet le plus ambitieux de Patrice Chéreau, qui nous a quitté en octobre 2013, et dont il ne fut pas peu fier. Il dut braver, avec sa scénariste, Danièle Thompson, tous les vents contraires de la production, du scepticisme de leur producteur Claude Berri à l’inconstance d’Isabelle Adjani. Et, si ce roman d’Alexandre Dumas père fut porté à plusieurs reprises à l’écran (notamment par Jean Dréville avec Jeanne Moreau), jamais adaptation du récit n’a été aussi fiévreuse et sensuelle.
Alors que le roman lui-même évoque les superproductions de l’âge d’or du cinéma de par son récit fastueux et dramatique, Chéreau et Thompson vont s’atteler à la rude tâche de ne pas tomber dans le piège de la reconstitution historique en grande pompe. Une idée sur laquelle Chéreau insiste : on a beau avoir reconstitué une rue de l’époque, ne cédons pas à la tentation de la filmer dans ses moindres détails pour en souligner de façon grossière l’authenticité. Cette anecdote est représentative de l’ensemble de sa démarche : utiliser ce récit historique non pas pour le restituer mais pour s’intéresser à des destins individuels et en dégager une idée fondamentale – en l’occurrence, la tolérance. Le terrible massacre de la Saint-Barthélémy n’est qu’un prétexte pour prêcher cet état d’esprit dans le contexte particulièrement houleux de la sortie du film du génocide du Rwanda tandis que le film fut lui-même écrit au début des guerres de Yougoslavie. Un parallèle sur lequel insiste beaucoup le documentaire Il était une fois… La Reine Margot, produit par l’INA, proposé en bonus du DVD.
« Qu’est-ce que l’histoire ? C’est un clou auquel j’accroche mes romans. », disait Alexandre Dumas père. Peu préoccupé par l’exactitude des faits, Dumas s’inspira des mémoires de Marguerite de Valois mais son roman alimentera la légende de la « Reine Margot » dont beaucoup d’historiens tenteront de réhabiliter la réputation. Un clou qui permit également à P. Chéreau de modeler à sa façon ce personnage dont le cheminement moral soutient son éloge de la tolérance. Car massacres et guerres de religion font éternellement rage et la machine romanesque de Dumas reste irrésistiblement moderne dans la peinture de ce conflit. En revanche, le roman a été beaucoup adapté, jusque dans sa structure : le personnage de Margot, bien qu’éponyme, n’y est pas au cœur du récit. Chéreau, homme de théâtre à l’origine, a voulu faire du cinéma pour se rapprocher des acteurs, ce sont donc les destinées de cette famille dégénérescente et les visages d’Adjani, Anglade, Auteuil et Pérez qui prennent le dessus sur l’histoire et qui portent le récit.
« Une femme mal aimée dans une armure de reine »
Coqueluche du cinéma français dans les années 1970 et 1980, Isabelle Adjani n’avait plus connu de succès depuis Camille Claudel de Bruno Nuytten en 1988. C’est pourtant avec Isabelle Adjani en tête que Chéreau et Thompson adaptent le récit de Dumas en donnant au personnage beaucoup plus de consistance. Car chez Dumas, elle est la figure autour de laquelle gravitent les actions mais n’est pas la force vibrante et métamorphosée que créeront de toutes pièces Chéreau et Thompson. Arrogante, lubrique et du côté des bourreaux, elle deviendra généreuse, passionnée et basculera du côté des opprimés. « En amour, je crois en tous les dieux », dit-elle. Figure donc presque laïque, comme le soutient Antoine de Baecque dans un entretien, elle transcende le déchirement religieux dont elle devait être le symbole de paix grâce à son amour passionné pour le seigneur de La Môle qui se sacrifiera pour elle. De la scène de mariage, toute de rouge vêtue, le port altier et l’allure fière au dernier plan, l’air sauvage, désespérée dans sa robe blanche ensanglantée par le sang du roi Charles IX, symbole du sang protestant versé lors de la Saint-Barthélémy (ce sera l’affiche du film), tenant la tête décapitée de son amant, Chéreau filme son parcours avec ferveur, au plus près de son visage. Adjani incarne, au sens le plus charnel du terme, ce personnage réveillé par l’amour et ne vibrant que par lui.
Le Rouge et le Noir
Au rouge qui traverse le film, viennent s’ajouter le noir du deuil, le blanc de la pureté (rapidement souillé par le rouge) et le gris des visages. Chéreau va chercher chez Le Radeau de la Méduse de Géricault la densité des corps que l’on retrouve dans ses scènes de massacres ; chez Zurbaran les robes des femmes, chez Rembrandt les tenues vestimentaires masculines ou encore chez Georges de La Tour les clairs-obscurs et les jeux de bougie qui parsèment le film. Des plans composés superbes, des scènes de foule magnifiquement orchestrées, des gros plans incessants qui sondent l’âme, tels sont les préceptes cinématographiques de Chéreau possibles aussi grâce à l’ingéniosité et à la sensibilité de son chef-opérateur Philippe Rousselot. Des performances d’acteur sur le fil du rasoir alimentant la violence extrême des corps à corps du film dont certains plans de rangées de cadavres et de fosses remplies de corps nous font automatiquement penser à Nuit et Brouillard, Chéreau va loin dans ce film résolument moderne, plein de bruit et de fureur.