Lorsqu’en 1947 sort sur les écrans cette adaptation du célèbre roman de Raymond Radiguet, tout avait parfum de scandale : la relation adultère entre une femme et un lycéen, l’antipatriotisme alors que la Seconde Guerre mondiale venait de s’achever. Aux commandes, Claude Autant-Lara, dont le mépris pour les bourgeois s’est progressivement mué en discours réactionnaire (avec de bien regrettables accointances politiques à la fin de sa vie), faisait partie des réalisateurs français les plus en vue dans les années 1940 et 1950. Largement décrié par la Nouvelle Vague, son travail n’est pas vraiment passé à la postérité, à la différence d’un Clouzot ou d’un Grémillon qu’on ne cesse de redécouvrir encore et toujours. L’édition DVD du Diable au corps, l’un de ses films les plus connus, marque l’occasion de faire le point.
Nous sommes en 1918 : la France épuise ses dernières forces dans une guerre qu’on promettait courte et qui dure maintenant depuis quatre ans. Les villages voient les blessés revenir par camions entiers et mesurent par la même occasion la violence des combats qui se déroulent seulement à quelques kilomètres d’eux. C’est dans ce contexte chamboulé qu’arrive à l’hôpital de fortune aménagé dans la petite ville Marthe (Micheline Presle), jeune femme promise à un soldat dès son retour du front. Fragile, écrasée par une mère très autoritaire (incarnée par Denise Grey, alors méconnaissable), elle se laisse rapidement séduire par François, un lycéen de 17 ans (Gérard Philipe), impétueux et romantique, mais trop jeune pour s’engager. Ensemble, ils vont vivre une passion romanesque tout en redoutant le retour du front du mari.
Lorsqu’au début des années 1920, le très jeune auteur Raymond Radiguet publia ce roman en bénéficiant de l’appui de Jean Cocteau, la dimension autobiographique du Diable au corps était évidente. Lui-même avait vécu quelques années plus tôt – il avait alors 14 ans – une passion avec une voisine de ses parents, esseulée depuis que son mari était parti se battre au front. Si le thème a depuis influencé d’autres œuvres (comment ne pas penser également à Un été 42 de Robert Mulligan ?), Claude Autant-Lara, en choisissant d’en réaliser une adaptation cinématographique juste après la Seconde Guerre mondiale (tout en restant fidèle au contexte du roman), en profite pour y injecter une contestation propre à son œuvre, donnant une toute autre ampleur à cette passion fiévreuse et forcément fatale, celle de bousculer les conventions bourgeoises et leur morale hypocrite. Cette liaison ne reçoit l’approbation de personne, de la mère de Marthe, mère-courage qui se refuse à tout sentimentalisme, aux parents de François qui ne savent plus quoi faire face à cette dérive amoureuse, et les commérages vont bon train dans la petite bourgade. Alors, comme pour se venger de cette galerie de personnages incapables d’empathie mais convaincus d’être dans leur bon droit, le réalisateur ne cherche pas à ménager le spectateur d’alors. Les deux amants vivent leur amour égoïstement, la femme tombe enceinte et assume pleinement sa situation, le retour du mari – qui se bat au front – est vécu comme une punition, la promesse de sa mort comme un soulagement. En 1947, soit seulement deux ans après la libération de la France, le discours est perçu comme antimilitariste et antipatriotique, reléguant les combattants au rang de simples obstacles. Les réactions ne se font pas attendre : choqués, les militaires exigent le retrait du film des cinémas, ce que certains feront.
Plus de soixante ans après sa sortie, que reste-t-il véritablement du film et du scandale qu’il provoqua ? Le réalisateur, fort d’un certain nombre succès commerciaux dans les années 1940 et 1950, poursuivit dans cette voie, mettant en scène les rapports de classe (Douce, 1943) ou encore l’hypocrisie bourgeoise (sur le mode de la comédie dans Occupe-toi d’Amélie ou sur le ton horrifique dans L’Auberge rouge). Jusqu’à l’un de ses derniers succès, En cas de malheur avec Brigitte Bardot, Claude Autant-Lara insufflait à chacun de ses films un parfum de scandale. Mais voilà : celui qui bénéficiait des faveurs de la critique (et même d’Hervé Bazin qui parla de cette adaptation du Diable au corps en termes plutôt élogieux dans Qu’est-ce que le cinéma ?) allait recevoir les foudres de la Nouvelle Vague. Dès 1954, François Truffaut attaquait les procédés datés de mise en scène d’Autant-Lara en lui attribuant le qualificatif péjoratif de « qualité française » qui allait considérablement ralentir la carrière d’auteurs tels que Marcel Carné ou encore Jean Delannoy à partir de la fin des années 1950. Sali par son investissement au Front National à la fin des années 1980 et par ses déclarations nauséabondes sur la survie de Simone Veil après son passage dans les camps de concentration, Claude Autant-Lara rend son cas d’autant plus problématique qu’il ne donne que moyennement envie de reconsidérer son œuvre. Mais s’il fallait la réduire à l’homme, cela ferait longtemps qu’on n’accorderait plus de crédit aux réalisations d’Elia Kazan ou aux compositions d’Alain Delon.
L’édition qui est aujourd’hui proposée, agrémentée de quelques bonus rappelant le cinéaste important qu’il fut dans l’après-guerre, nous permet surtout de constater qu’Autant-Lara, s’il n’avait pas le sens de l’épure d’un Grémillon, n’était pas qu’un cinéaste simplement appliqué à mettre en image des scénarios très écrits. Ne lésinant pas sur quelques effets de montage afin de brouiller légèrement la temporalité des scènes, le réalisateur se distingue surtout par sa manière d’aborder ce réalisme poétique qui fit la patte de Carné et déclencha par la même occasion la foudre des Cahiers du Cinéma. De toutes, les scènes autour du ponton, lieu stratégique d’une histoire d’amour condamnée d’avance, restent les plus belles. Embrassé à l’aide de travellings soignés ou de panos discrets, ce lieu est celui où les amants se déclarent, se donnent un rendez-vous manqué, se font des promesses et enfin s’abandonnent définitivement, condamnant chacun à la solitude la plus totale. Pivot mélancolique d’un film qui flirte souvent avec la satire sociale, le ponton alimente même les fantasmes de fin les plus romanesques : une mort ou un suicide, chacun des deux amants rivalisent, dans une scène bouleversante, à imaginer quel pourrait être le plus bel honneur à faire à cette histoire d’amour sur le point de s’achever. Et comme dans L’Adieu aux armes, adapté deux fois au cinéma d’après le roman de Hemingway (par Borzage puis Charles Vidor), l’armistice laisse le goût amer du deuil, aussi pudique et dérisoire qu’il se noie dans le flot incessant des cris de la victoire.