Diffusé en Europe sous des versions totalement remontées ou amputées dans l’espoir de limiter l’échec public et critique du film, Liliom de Frank Borzage, adaptation d’une pièce de théâtre éponyme, fait partie de ces œuvres totalement maudites. La version qu’en proposa Fritz Lang quatre ans plus tard lors de son bref passage en France avant son exil pour les États-Unis n’arrange en rien les affaires du réalisateur de L’Heure suprême. L’édition de très belle qualité que propose aujourd’hui Carlotta permet de redécouvrir cette œuvre atypique du début de l’ère du parlant.
Depuis que Carlotta a remis au goût du jour ses chefs d’œuvre fondamentaux dans un coffret d’une exceptionnelle qualité, on n’en finit pas de redécouvrir le réalisateur Frank Borzage, roi du mélodrame hollywoodien à la fin des années 1920, insuffisamment reconnu aujourd’hui. Après avoir redonné une visibilité à ses films essentiels (il reste cependant de nombreux spécimens des années 1930 à ressortir des cartons), l’éditeur prend le risque de se repencher sur des œuvres moins évidentes, oubliées de la mémoire cinéphile parce que totalement inclassables. Il faut dire qu’à la première vision, Liliom, réalisé en 1930 juste après une belle brochette de chefs d’œuvre, décontenance : tandis que L’Heure suprême et Lucky Star se définissaient comme la quintessence de l’amour fou, le tout porté par un duo d’acteurs (Charles Ferrell et Janet Gaynor) à chaque fois plus surprenant, Liliom semble marquer une rupture, privant le film de cette évidence qui séduisait dès les premiers plans dans les films précités. L’arrivée du parlant bouleverse certains acquis et le couple d’acteurs principaux s’en sort inégalement : bloquée par une clause de son contrat avec les Studios, Janet Gaynor ne peut se joindre au projet, laissant Charles Ferrell comme orphelin. Celui qui avait su imposer sa présence massive dans les précédents films muets du réalisateur déclame son texte à l’opposé de tout naturalisme, ce qui donne la vague impression qu’il n’est parfois pas tout à son aise avec ses lignes de dialogue. Face à lui, le réalisateur a choisi une actrice venue du théâtre et que l’on reverra peu au cinéma, Rose Hobart. Sa technique de jeu, très fluide et spontanée, la met régulièrement en porte-à-faux, brisant un peu cette filiation expressionniste que le film a finalement avec ses prédécesseurs.
Si l’amour est dépeint avec un romantisme moins excessif qu’auparavant, l’histoire de Liliom oppose pourtant l’amour de raison à la passion. Julie, jeune servante appréciée de son entourage, est une jolie femme qui n’a d’yeux que pour Liliom, forain séducteur et baratineur. Alors que tout l’amènerait à répondre favorablement aux avances du menuisier – l’homme de raison – à l’image de Marie, sa meilleure amie, qui s’est engagée dans une relation par pur confort, Julie n’écoute que ses sentiments. Cette vérité avec laquelle se livre la jeune femme finit par convaincre l’objet du désir de tout plaquer – y compris sa patronne possessive – pour la suivre dans une aventure où il n’a pas la certitude de conserver sa superbe. Chacun des deux personnages se livre donc à un sacrifice, préférant vivre en harmonie et en cohérence avec une pulsion plutôt que d’obéir à une respectabilité sociale. En 1930, alors que les États-Unis traversent une crise économique sans précédent permettant aux valeurs-refuge d’avoir le vent en poupe, le film fait un peu tache, d’autant plus qu’avec Borzage, on est bien loin du happy-end lénifiant. Si l’option de raison n’est jamais regrettée, les sentiments que Julie porte pour Liliom ne la sauvent néanmoins jamais de la précarité. Nourri par cette esthétique expressionniste qui avait fait la force de ses précédents films, Frank Borzage noie ses personnages dans l’obscurité (il fait toujours nuit dans toute la première partie du film), comme pour mieux rendre compte de cette fatalité sociale amplifiée par l’extrême dépouillement des décors. L’absence de perspectives (que ce soit à travers la construction de chaque plan ou dans l’écriture du scénario) ne laisse que peu d’illusions sur l’avenir du couple, notamment lorsque la femme apprend à son compagnon qu’elle attend leur premier enfant.
La fatalité restera le maître-mot du scénario : Liliom, (re)devenu délinquant, va s’engouffrer dans une situation de non-retour, l’obligeant à commettre l’irréparable. La dernière partie du film est alors totalement consacrée aux conséquences de son acte puisqu’il est conduit au purgatoire où il devra se justifier pour espérer pouvoir reprendre contact avec sa famille. Quinze ans avant Le Ciel peut attendre d’Ernst Lubitsch ou encore Une question de vie ou de mort de Michael Powell, Frank Borzage propose une mise en scène originale de l’au-delà, un ailleurs fait de décors en carton-pâte à l’opposé de cette immatérialité qu’on serait tenté de lui associer. Les figures croisées valent leur pesant d’or et les dialogues rivalisent d’ingéniosité. Mais ce qui fait la plus belle force du film est probablement la scène finale, lorsque Liliom se voit offrir la possibilité de redescendre dix ans plus tard sur Terre pour rencontrer son enfant qu’il n’a jamais connu. À contre-pied des mélodrames poussifs, Frank Borzage ne surligne aucun effet et laisse éclater la bouleversante beauté de ces retrouvailles en marge d’un échec, donnant encore une fois la certitude que le cinéma est le plus beau médium qu’on ait trouvé pour construire un pont de communication avec nos morts.