18 ans après l’invention du lecteur de disque optique et 120 ans après celle du cinématographe, une édition DVD a donc fini par voir le jour tandis que la défunte VHS n’avait pas eu le droit à la sienne. C’est une bien étrange anomalie qui prend fin, à la suite de l’exposition « Lumière, le cinéma inventé ! » qui s’est tenue au Grand Palais le printemps dernier. Cette édition réunit 114 des 1422 vues réalisées par les opérateurs Lumière.
Mise en scène du mouvement
Si l’invention de Louis et Auguste – damant le pion à Edison – a percé le secret de la duplication du mouvement de la vie, ce n’est pas pour le figer. Si certaines vues sont installées et statiques (dans la tradition de la photo de famille ou de la carte postale), elles sont à la recherche du mouvement et des flux, accueillis dans des compositions le plus souvent très dynamiques. Et s’il n’était pas question de bouger ou porter l’appareil pendant la vue, on lui a fait éprouver très vite le mouvement en le juchant sur des mobiles, ceci ouvrant la voie aux panoramas : en train, en bateau, en ballon ou encore à partir des ascenseurs de la Tour Eiffel. L’aspect emblématique de L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat ne doit faire oublier combien elle est une prodigieuse réussite de cet art de la vue. En moins d’une minute, on passe du vide inaugural du champ au plein après que le train a traversé l’oblique qui divise la composition du cadre. Le quai se remplit et le plan est bientôt gagné par une circulation triangulaire – une fois le train à quai, la sortie des passagers se fait de la gauche vers la droite, elle se poursuit néanmoins dans le sens de la profondeur de champ, parallèlement aux wagons. Il s’agit aussi de l’une des vues qui présente la plus grande variété d’échelles de plans (ne manque plus que le gros plan) tandis que les regards caméra se multiplient – et il est fort troublant d’être regardé par ces êtres de la fin du XIXe siècle, dotés d’une qualité de présence inaltérable.
La voie Lumière du cinéma a souvent été décrite comme celle de l’enregistrement, elle constitue en fait une matrice bien plus importante concernant la mise en scène mais aussi la narration cinématographiques, et il est frappant comme cette question innerve ce stade primitif. Cette édition permet de confronter les trois versions de Sortie d’usine, dont la première, en mars 1895, fut réalisée avec la caméra dissimulée au rez-de-chaussée d’un bâtiment situé face au portail, « afin que les figurants ne soient pas distraits par la vue de l’appareil » déclara l’opérateur François Doublier – notons l’utilisation du terme de « figurants ». Mais le problème du récit est ainsi déjà posé : le réel ne s’organise pas de lui-même pour être filmé (et filmable), impossible de lui dicter le scénario prémédité, ici très précis – ouverture du portail-sortie du personnel-fermeture du portail. D’où les deux versions suivantes réalisées en mai 1895, avec cette fois l’appareil visible (et regardé par certains protagonistes), des employés endimanchés (ils sortent alors de la messe), toujours avec l’immense chien et la répétition de quelques pitreries. Au troisième essai, le récit est enfin complet, mais ceci s’est fait au prix d’une intervention sur le réel – on a notamment supprimé la sortie de la voiture des dirigeants afin de permettre la fermeture à temps du portail. Ainsi est fixée une équation cinématographique, toujours valable : le dialogue entre la préméditation (repérages préalables, installation de la vue, composition du cadre, choix du moment de déclenchement) et l’accueil de aléa (les vicissitudes durant le continuum d’espace-temps contenu par la prise) ; tout film se trouve contenu entre ces deux termes, à la réflexion peut-être plus porteurs que la traditionnelle distinction entre fiction et documentaire.
Impressionnisme et imaginaire
Cette édition permet de goûter ces vues de différentes façons : dans le silence, en musique (celle de Camille Saint-Saëns) ou avec les commentaires (on a ainsi l’occasion, rare, de couper la parole à Thierry Frémaux…). Parmi les suppléments, on mettra particulièrement en valeur le superbe Louis Lumière, réalisation d’Éric Rohmer pour la télévision scolaire, où il échange avec Jean Renoir et Henri Langlois. Les propos sont particulièrement stimulants, notamment les rapprochements avec la peinture ; quand Langlois fait du cinéma un art plastique dès ce stade primitif, Jean Renoir fait remarquer que, par sa vocation à saisir le mouvement de la vie, les vibrations lumineuses, les rapports entre l’ombre et la lumière, le cinématographe se place complètement dans le sillage des recherches de la peinture de l’époque, tout particulièrement l’impressionnisme.
On sait que les frères Lumière ne s’imaginaient pas, en bons scientistes du XIXe siècle, en artistes, mais ils l’ont été malgré eux, comme leurs opérateurs – formidables cadreurs, le plus souvent formés à la photographie. La vue est aussi un art du récit synthétisé dans une durée incompressible – l’impression des 17 mètres de pellicule en actionnant la manivelle pendant environ 50 secondes. Bien souvent aimantés par les flux, ces films sont marqués par un polycentrisme – terme de Langlois – en raison d’un contenu complexe, souvent centrifuge (contrastant ainsi avec la lecture centripète de la peinture), mettant en jeu le hors champ. C’est pourquoi lors des séances de projection des vues, celles-ci étaient passées à plusieurs reprises. L’invention inaugure un nouveau spectateur, libre de se saisir des scènes, invité à imaginer et poursuivre les actions disparues hors champ, comme s’il était un collaborateur du récit.
Les 114 vues ont été réparties en 10 chapitres, selon une logique thématique mais aussi spatiale : c’est d’abord Lyon qui fut filmée, puis on élargit rapidement l’échelle – Paris sera un sujet privilégié – jusqu’à ce que des opérateurs voyagent aux quatre coins du globe pour prélever des fragments du monde. Ce monde est alors capté par des hommes de leur temps, et bien des choses percent à travers ces regards : la foi dans le progrès, la célébration de la bourgeoisie (à la fois telle qu’elle est et telle qu’elle se met en scène pour se représenter), l’obsession de la modernité, l’évidence de l’idéologie coloniale dans les vues exotiques. Les films Lumière sont ainsi un précis d’anthropologie historique de grande valeur. En même temps qu’une invention technique est ainsi né un art à la croisée de tous les autres – de la représentation comme du récit –, une saisie de la vie qui fonde une mutation majeure, permettant une relation au monde et au réel dans une tangibilité inédite. À son stade primitif, le cinéma ouvre à la fois sur la réalité et sur l’imaginaire, tant et si bien que l’un de ses premiers spectateurs y a notamment vu des couleurs : « Quelle que soit la scène ainsi prise et si grand que soit le nombre des personnages ainsi surpris dans les actes de leur vie, vous les revoyez en grandeur naturelle, avec les couleurs, la perspective, les ciels lointains, les maisons, les rues, avec toute l’illusion de la vie réelle. »