En un peu plus de quinze ans, Noémie Lvovsky est devenue une figure incontournable du cinéma français. Connue du grand public pour ses compositions d’actrices déjantées dans des films tout aussi décalés (Les Beaux Gosses est la plus marquante de ses dernières prestations) ou des productions nettement plus confidentielles (Les Mains libres, actuellement sur les écrans), elle a surtout acquis ses lettres de noblesse en réalisant quatre longs-métrages salués par la critique. Mais bien avant de rendre hommage au cinéma populaire de François Truffaut (Les Sentiments, 2003) ou de flirter avec la comédie loufoque (Faut que ça danse, 2008), Noémie Lvovsky s’était déjà imposée avec Oublie-moi (1994) et La vie ne me fait pas peur (1998), ses deux premiers films aujourd’hui édités en DVD, comme peut-être la seule réalisatrice capable de mêler avec autant de bonheur âpreté et fantaisie, solitude et quête de l’autre.
Première scène du film Oublie-moi : Valeria Bruni-Tedeschi et Emmanuelle Devos se livrent au jeu d’une danse assez étrange où les gestes sont imités et où les regards en coin se substituent aux paroles. Signe d’une amitié physique parsemée de rituels inexplicables, ce geste fait de ces deux jeunes femmes les grandes sœurs des quatre adolescentes de La vie ne me fait pas peur pour qui l’amitié est synonyme de rites régressifs et sectaires où tous les excès sont permis. Si les deux films semblent avoir un leitmotiv commun, le traitement en est pourtant radicalement différent. À la lente dérive d’Oublie-moi s’opposent les battements d’ailes malhabiles et parfois autodestructeurs de La vie ne me fait pas peur. Dans le premier, c’est Nathalie qui se crée son propre enfer, virevoltant d’indécisions en ruptures jamais assumées, alors que dans le second, Émilie, Inès, Marion et Stella brûlent leur rage de vie en se heurtant dans des murs qu’on appelle école, parents et premiers flirts. Ce qui rassemble les personnages féminins de Noémie Lvovsky, c’est l’absence totale d’une crainte du ridicule : armées de leurs sentiments qu’elles peinent à dompter, les héroïnes d’Oublie-moi et de La vie ne me fait pas peur ne reculent jamais devant leurs désirs, quitte à voir cette énergie se retourner contre elles.
Dans Oublie-moi, Nathalie, jouée par Valéria Bruni-Tedeschi (qui dirigera quelques années plus tard Noémie Lvovsky dans son film Actrices en lui offrant un personnage du nom de… Nathalie), est une jeune femme de 26 ans qui vit en couple avec Antoine (Emmanuel Salinger) qu’elle n’aime plus mais dont elle n’arrive pas à se séparer. Elle est encore hantée par son histoire passée avec Éric mais celui-ci ne veut plus entendre parler d’elle. Sur sa route, Fabrice (Philippe Torreton) vient semer davantage le trouble alors qu’il est lui-même en couple avec Christelle (Emmanuelle Devos), la seule amie de Nathalie. En un mot, c’est un beau joli foutoir parsemé de lourdes névroses que décortique la caméra de Noémie Lvovky. Mais celle qu’on a rapproché de Desplechin (même génération, même troupe d’acteurs) se distingue néanmoins de son comparse par son souci d’apparenter son film à un autre milieu social qu’une certaine bourgeoisie intello parfois conspuée. Ici, personne n’est éternel étudiant ou lettré (à la différence d’un Comment je me suis disputé (ma vie sexuelle)), mais vogue de galères matérielles en galères financières, hantant un Paris nocturne, hivernal et hostile où, finalement, la plus grande angoisse est de ne peut-être rien avoir à faire de son corps. Celui de Nathalie a le charme de son actrice mais il est dépourvu d’assurance, encombrant et semble attendre l’absolution de l’autre pour espérer exister. Chaque rencontre est donc prétexte à un choc des corps où le regard (ou son absence comme lorsque Nathalie revient à plusieurs reprises à l’appartement de son ex) a la force d’un couperet.
Dans La vie ne me fait pas peur, projet de télévision d’abord réalisé pour Arte sous le nom Petites et agrémenté de scènes supplémentaires pour sa sortie au cinéma, les quatre jeunes filles se heurtent en permanence au monde qui les entoure. Aux petites humiliations du quotidien typiquement adolescentes (un cours de sport éprouvant, un premier rencard dérisoire) se juxtaposent des épreuves qui condamnent à devenir adulte avant l’heure (une tentative de suicide ratée, la dépression d’une mère, un cancer). Mais tout comme dans Oublie-moi, Noémie Lvovsky refuse toute complaisance et préfère s’en remettre à l’énergie débordante de ses personnages. Soutenue ici par une galerie de jeunes actrices alors inconnues du grand public (deux d’entre elles poursuivront leur carrière : Magali Woch mais surtout Julie-Marie Parmentier), la réalisatrice parvient à capter l’énergie miraculeuse qui découle de ces amitiés adolescentes fusionnelles où les coups et la violence peuvent débarquer sans crier gare. En dépit des thèmes abordés, La vie ne me fait pas peur, avec son titre en forme de cri de guerre plein de tendresse, assume ses moments de grande légèreté. La réalisatrice s’est visiblement amusée à reconstituer toute une époque (les années 1970, c’est-à-dire sa propre adolescence), misant sur les tenues improbables mêlant imprimés et cols pelle-à-tarte. Mais ce qui donne au film ce souffle plein d’optimisme, c’est probablement cette façon dont Noémie Lvovsky épouse sans aucune distance le romanesque adolescent, offrant un spectacle un brin amusé mais toujours respectueux sur les envolées sentimentales des quatre petites furies. Ainsi, aux interludes rose bonbons succèdent les improbables ralentis sur un garçon du lycée vécu comme un demi-dieu. À (re)découvrir ce film, il n’est pas étonnant que Noémie Lvovsky se soit prêtée au jeu de la mère borderline (mais ô combien drôle) des Beaux Gosses, film qui a su avec un panache incroyable faire honneur aux tourments adolescents où le disgracieux devient burlesque.
L’édition DVD proposée par Why Not Productions et les Cahiers du Cinéma est donc une aubaine pour redécouvrir les premiers travaux d’une des rares réalisatrices françaises connues du grand public. En bonus du film Oublie-moi, on retrouve l’un des premiers courts-métrages de Noémie Lvovsky qui marquait déjà le début d’une collaboration fructueuse avec Valeria Bruni-Tedeschi.