En sandwich entre deux longs-métrages de fiction, Poussières d’Amérique renoue avec le style qui avait fait de son auteur l’un des réalisateurs les plus prometteurs de l’avant-garde française. Après l’échec critique de Parc, film étouffe-chrétien goinfré de symbolisme et de mise en scène, et deux ans avant le sidérant Michael Kohlhaas, Arnaud des Pallières accouchait en catimini d’un film de found-footage muet, confectionné sous les jupons du Fresnoy, qui nous parvient ce mois-ci sous la forme d’une édition DVD enrichie de trois court-métrages du même tonneau – dont le remarquable Diane Wellington, primé à Belfort. Comme un retour aux premiers amours, cette ode grimaçante à l’Amérique et son aurore rouge-sang fait courir en parallèle discours et images dans un torrent d’archives ambrées interrompu d’intertitres. Le texte off se substitue ainsi à la voix off, disjoignant l’image et le verbe à la façon de Drancy Avenir et Disneyland mon vieux pays natal, que Poussières d’Amérique tient visiblement à distance – par son souci d’éteindre toute voix. Le commentaire des deux documentaires tartinait une surcouche de propos étale, en net surplomb des images, alors que le choix de l’écrit semble recentrer le visuel en creux du dispositif, à la place qui lui revenait déjà dans Disneyland quand la voix se faisait l’écho cauchemardesque d’un monde miniature et lointain, regardé comme à travers une boule à neige. Et malgré le changement de procédé, le rapport de force qui poussait les motifs au fond du champ et plaçait le discours au premier plan, semble ici rejoué sur le même mode que d’habitude : un dialogue de sourd entre le narrateur et le film.
En sourdine
Comme toujours chez des Pallières, on a l’étrange sensation d’assister à un film qui se parlerait à lui-même, incitant le spectateur à écouter aux portes, grappillant son récit à la dérobée. La part des images dessine seule son histoire, en bloc, et le commentaire – parlé, dit, écrit – vient en couper la parole. Acculé par le texte, le film bégaye et postillonne les mêmes motifs : les torrents, montagnes, arbres tronçonnés et décollages de fusées écrivent ainsi une oraison en images ; aux indiens exterminés, et à la nature domestiquée. Insolubles, les deux fils dialoguent sans s’écouter mutuellement, mais chargent les archives d’une puissance plastique inédite, jamais noyée sous la logorrhée à plusieurs voix d’un Drancy Avenir, qui tirait l’essai sous le patronage de Marker – la célérité en moins. D’ailleurs, il est toujours question de conjuguer la mémoire et l’injustice au présent, en racontant l’histoire d’un pays à l’aune de ses crimes. À la manière de Harun Farocki dans Images du monde et inscription de la guerre, le montage suture l’écart entre le passé des archives et le temps du film, pour dire que les massacres commis par un peuple pour se constituer en tant que peuple sont inscrit dans son patrimoine pour toujours, comme un dépôt ontologique. Le spectre du génocide indien plane sur tous les plans, ceignant leur plastique de nuances purpurines, et le film joue à fond la carte du travail dialectique des images, confrontant archives de la NASA et sources amateurs glanées dans une collection privée.
Le Nouveau Monde
S’il demeure drapé d’un linceul mortuaire, Poussières d’Amérique ne se contente pas de déplier son petit programme sépulcral. En scrutant l’Amérique du dedans, du point de vue de ses images intimes, des Pallières tripote les grands mythes et souffle sur les braises d’une histoire de croisades : conquête du territoire, puis conquête spatiale ; comme si chaque image portait en elle le destin d’une culture de la libre entreprise et de l’assujettissement de l’autre. Sous cet angle, le film fait office de préambule expérimental à Michael Kohlhaas, western médiéval dans les Cévennes qui appuyait son gros dilemme moral sur une chevauchée solitaire frangée de paysages fordiens. Pourtant, malgré la relation évidente aux motifs du western, Poussières d’Amérique semble moins dialoguer avec Ford et Mann qu’avec Malick, au moins autant pour le néo romantisme du Nouveau Monde que pour son goût du chromo. Le film rejoue ainsi l’équation posée par le texan dans son adaptation de Pocahontas : la confrontation entre deux cultures aboutit de facto à la destruction de la plus sauvage – qui s’avère paradoxalement la moins barbare. Le roulis d’images d’arbres sciés et les centaines de troncs à la dérive évoquent par métonymie le génocide de tout un peuple : l’arbre abattu renvoyant au fauchage méthodique d’une culture panthéiste par une civilisation outillée, et obsédée par le progrès.
Jamais outrée ni pamphlétaire, cette petite balade en sourdine déjoue discrètement les codes d’un style que l’on croyait figé pour toujours, mais force est de constater qu’après l’échec désormais lointain de Parc, la résine de l’inventivité n’a pas fini de couler.