Dix ans après le magnifique Brève rencontre, David Lean s’inspire à nouveau de l’intarissable thème de la passion contrariée par les conventions morales et sociales. Seulement, Summertime (Vacances à Venise en version française) s’inscrit bien plus dans la pure tradition hollywoodienne que son prédécesseur : présence inspirée de Katharine Hepburn, technicolor flamboyant, romantisme exacerbé aux accents exotiques, etc. Délicat et mélancolique, le film permet en plus à l’actrice la plus oscarisée de l’histoire du cinéma d’offrir une composition vraiment inhabituelle.
Échouée sur sa lagune, Venise a inspiré bon nombre de réalisateurs passés et contemporains : personnage à part entière dans Eva de Joseph Losey, cité romantique dans Tout le monde dit I Love You de Woody Allen, lieu de déchéance ravagé par le choléra dans Mort à Venise de Luchino Visconti, la ville n’a cessé d’alimenter l’imaginaire des cinéastes, pour le meilleur et parfois le pire. Autant dire que ce n’est pas sans grande curiosité que l’on redécouvre cette œuvre méconnue de David Lean, qui permet de se replonger dans la filmographie d’un des cinéastes anglais les plus emblématiques d’Hollywood. Auteur d’épopées couvertes d’Oscars et depuis devenues cultes (Le Pont de la Rivière Kwaï, Lawrence d’Arabie, Docteur Jivago), David Lean avait commencé sa carrière bien plus modestement en Grande-Bretagne, dans l’ombre d’un Michael Powell, en proposant des films parfois étouffés par l’académisme (Les Grandes Espérances, Oliver Twist). Pourtant, on doit à cet auteur l’un des films les plus romantiques de l’histoire du cinéma, Brève rencontre, qui, à la différence des autres films cités, n’a cessé de nourrir et d’influencer les réalisateurs passionnés par l’inépuisable thématique de la rencontre amoureuse ratée.
Devenu en quelque sorte la marque de fabrique du cinéaste, le sujet est revenu à plusieurs reprises dans la filmographie de David Lean, notamment dix ans plus tard, lorsque celui-ci décide de choisir la belle Venise pour donner un cadre plus romantique à ses histoires de frustration. Loin du réalisme social d’après-guerre propre à Brève rencontre, Summertime assume pleinement cette flamboyance si caractéristique de la production cinématographique des années 1950. Comme un pied-de-nez aux tourments de la décennie précédente, le film se délecte à représenter la ville sous son plus beau profil, quitte à devenir parfois une magnifique carte postale du passé devant laquelle on peut difficilement bouder son plaisir. Si aucun archétype n’est épargné (le pittoresque de la vieille cité colorée, le charme forcément inné des Italiens, la bêtise logiquement décomplexée des touristes américains, etc.), Summertime dépasse allègrement le niveau du roman de gare, notamment grâce à la présence de Katharine Hepburn, visiblement mise en confiance par le réalisateur, et qui donne par la seule force de son jeu un souffle plutôt inattendu au propos.
Dès les premiers plans, on sent bien que l’actrice américaine convoque avec elle les nombreux personnages qui ont fait sa renommée : pimpante, dynamique, curieuse de tout ce qui l’entoure, elle s’empare, dès son arrivée dans la lagune, de sa caméra, comme si elle refusait que quoique ce soit lui échappe. Et on comprend rapidement qu’en fait, c’est le temps qui lui est compté : avec ses allures de jeune fille, elle finirait presque par faire oublier qu’elle est, comme on dit poliment, dans la fleur de l’âge et que derrière cette exubérance se cache la solitude d’un être qui n’a jamais rencontré l’amour espéré et qui s’avoue un peu honteusement à elle-même que rêver encore du prince charmant aurait quelque chose de pathétique. C’est donc dans ces creux que le film trouve sa plus belle force : si on ne s’attardera pas trop sur l’antiquaire italien qui cristallise les espoirs sentimentaux d’Hepburn, c’est dans les moments où la femme plus tout à fait jeune doit faire face à ses limites que Summertime intrigue. En contrepoint du rythme effréné de la plupart des scènes du film, David Lean marque de nombreuses pauses pour capter la solitude de son actrice principale. Tout à coup, le cadre est dépeuplé, le temps semble comme suspendu, noyant le personnage dans un océan de solitude alors que l’arrière-plan, si délicieusement cliché, inviterait à une sorte de béatitude. On peut citer par exemple cette belle scène en chambre dans laquelle, ne sachant occuper ni son corps ni son temps, Hepburn fait malgré elle l’aveu d’un voyage qui n’a pas su remplir le vide de son existence.
Toujours sur la corde raide, l’actrice joue avec son image, laissant son masque se fissurer par touches, lâchant quelques larmes au détour d’une conversation plutôt enjouée. En parfaite harmonie avec la subtilité du jeu d’Hepburn, le réalisateur n’est jamais complaisant avec son héroïne. Au contraire, il sait aussi tourner en dérision la désuétude de ses mœurs de vieille fille (joli pied de nez à la bienséance hollywoodienne) tiraillée entre l’exaltation de ses sentiments et la quête d’une respectabilité. Ce qui semble antinomique pour elle ne l’est pas forcément aux yeux du réalisateur. Ainsi, certaines scènes font définitivement sortir le film de la tentation de la carte postale en privilégiant la lecture subjective que l’héroïne fait des événements qui lui arrivent. Alors, la mélancolie s’installe furtivement, par brides inattendues. On pense par exemple à cette fleur reçue en cadeau, summum du cliché, qui est alors investie d’un fort pouvoir symbolique lorsque, perdue dans le courant d’un canal, elle annonce le point de non-retour d’une aventure amoureuse. C’est dans ces courts instants que Summertime, en dépit de son charme légèrement suranné, rappelle combien David Lean était un cinéaste romantique et que ses œuvres les moins connues sont peut-être les plus précieuses.