La collection France Inter « 2 films de…» se poursuit avec la sortie DVD de deux films de Ken Loach : The Gamekeeper (1980) et Raining Stones (1993). Si Raining Stones est particulièrement connu en France, notamment grâce au Prix du Jury à Cannes en 1993, The Gamekeeper l’est beaucoup moins. Inédit jusqu’à aujourd’hui, malgré sa présence au festival de Cannes de 1980, ce film ne mérite pas de rester dans l’ombre de Raining Stones : on assiste à un film d’une grande force politique tout en restant fin, équilibré et intellectuellement stimulant.
The Gamekeeper suit la vie de George, un garde-chasse, qui a quitté la vie d’ouvrier pour garder les terres d’un duc anglais. Le film est découpé selon les saisons, avec, en toile de fond, l’évolution des faisans qui passent du stade de l’œuf à l’âge adulte, aptes à être chassé par le duc. La simplicité de l’histoire permet à Ken Loach d’attirer notre regard sur ce personnage, qui appartient à la fois à la classe ouvrière mais qui travaille pour un aristocrate qui n’apparaît qu’à la fin du film, lors de la scène de la chasse. À travers ce personnage, nous retrouvons les complexités et les contradictions d’une situation dans laquelle il est enfermé : ce sont ses propres amis qu’il doit chasser des terres du duc, ces braconniers qui, comme lui, peinent à joindre les deux bouts. Et pourtant, lui-même est une sorte de valet aux ordres d’un duc absent, toujours hors champ. La conscience de cette servilité introduit chez ce personnage une scission entre son être et sa fonction, se reniant lui-même pour ne pas retourner à l’usine.
Un seul geste résume la portée politique du film : lorsque George franchit le muret de pierre qui entoure la propriété qu’il doit garder. S’il joue le maître à l’intérieur du domaine, il reste un pauvre gars à l’extérieur, que ce soit au pub, quand il discute avec ses amis qui ne comprennent pas son choix de travailler pour un duc, que ce soit à l’école, où son fils est maltraité parce que son père empêche certains écoliers de braconner. George se sait dépendant du duc : il vit gratuitement dans le domaine, mais pourrait à tout moment être expulsé, si le duc le voulait. Le film trouve son apogée dans la scène finale de la chasse, qui n’est pas sans rappeler La Règle du jeu de Renoir : les « valets » rabattent les faisans vers les aristocrates qui savent à peine chasser. Ils ne chassent pas pour la vie, mais pour le loisir, contrairement à George, qui n’hésite pas à tuer un lapin, crûment, devant nos yeux, pour le vendre et avoir un tout petit peu d’argent. Le titre anglais garde une certaine ambiguïté : George est à la fois garde-chasse (« game » veut dire gibier) mais aussi celui qui garde le jeu (« game » au sens de jeu). Ce deux aspects se superposent au fil du film pour nous montrer, à la fin, que George n’est rien d’autre que celui qui permet au duc de s’amuser.
Loin ici du Yorkshire célébré par Ted Hughes, le poète anglais, nous sommes plutôt dans cette Angleterre détruite par la politique de Thatcher. Ken Loach a l’élégance de ne pas insister sur les discours politiques mais se concentre davantage sur les conséquences de cette crise : c’est au spectateur de réfléchir à la dimension politique et philosophique du film. Comment cet homme parvient-il à renier ses propres valeurs pour nourrir sa femme et ses enfants ? S’agit-il d’une forme de lâcheté ? Est-ce une forme de fatalité ? Ken Loach ne porte pas de jugement sur ses personnages : les plans, toujours assez éloignés et relativement longs, nous mettent plutôt dans la position de témoin. Le style cinématographique se rapproche davantage du documentaire. Sans musique, Ken Loach nous présente ses personnages sans fards, sans effets stylistiques trop appuyés, dans une sorte de naturalisme social. Et George, malgré ses défauts, reste respectable. Loach ne sombre pas dans le misérabilisme ou l’apitoiement : il cherche à faire réfléchir, faire réagir. Et c’est grâce au jeu spontané des acteurs, tous inconnus, que le film permet d’atteindre cet humanisme.
C’est également dans le Yorkshire que se situe Raining Stones, mais un Yorkshire plus urbain, encore plus abandonné. Explicitement politique, Raining Stones est un chef d’œuvre du film « social ». Bob Williams vit des allocations chômages et de petits boulots, plus ou moins légaux. Par fierté, il souhaite acheter une belle (et onéreuse) robe de communion à sa fille : cette quête de l’argent impossible se mêle à la quête du sens de la vie et de ses valeurs. Du mouton qu’ils n’arrivent pas à égorger dans la première scène du film à la communion de la fille de Bob qui le clôt, c’est également l’univers chrétien qui est sollicité pour revêtir un sens politique. Le prêtre catholique comprend Bob et lui pardonnera l’homicide involontaire qu’il a commis. C’est à nouveau l’homme, et non la religion qu’il représente, qui est ici glorifié : dépasser le dogme pour revenir à l’humain, retrouver les valeurs essentielles qui forment un groupe social. Aussi, l’entraide, l’amitié, le respect sont véhiculés tout au long du film.
Encore une fois, le message politique réside dans le non-dit, et la sphère politique dans le hors-champ. Le seul homme politique que nous voyons est un député du Parti Travailliste, que nous ne voyons sortir de l’association des locataires : position symbolique, il tourne le dos à l’association qui vient en aide aux plus démunis. Comme dans The Gamekeeper, ce qui l’intéresse c’est l’être humain, avec ses défauts, ses qualités et ses valeurs. Beaucoup plus violent que The Gamekeeper, Raining Stones traduit le désespoir d’une frange de la société oubliée et dénigrée, acculée par les dettes et sans aucune issue de secours, sauf celles, évidemment, qui ne mène nulle part : solliciter l’usurier qui profite de la détresse des gens ou encore voler un gazon du club conservateur du coin. Peu importe le moyen, ce qu’il faut, c’est payer les factures, thématiques déjà présentes dans Riff-Raff (1990) ou Looks and Smiles (1981). Parallèlement à Loach, Mike Leigh développe cette même approche dans High Hopes (1988).
Dans ces deux films de Loach, le monde animal est bien présent (les faisans dans The Gamekeeper, le mouton dans Raining Stones) : c’est l’allégorie du monde ouvrier comme gibier dans le premier film, comme mouton sacrifié dans le second, qui est développée, sans être pesante. Cela rappelle notre humanité profonde et donne à réfléchir à ce qui nous lie à la société, à la vie et à sa dimension spirituelle, malgré le matérialisme qui rappelle durement aux personnages leur « inutilité » sociale, comme un poids qu’ils devront toujours porter. Ken Loach offre dans ces deux films une belle leçon d’humanité, sans misérabilisme, et nous invite à réfléchir et à réagir face à ce non-sens dans lequel le pouvoir a transformé la société. Ces deux films sont toujours d’actualité puisqu’ils rappellent les ravages d’une politique ultralibérale, peu soucieuse de la dimension humaine.