Film totalement oublié, Tous les biens de la Terre (The Devil and Daniel Webster) fait partie de ce patrimoine cinématographique qu’on regarde d’un œil à moitié amusé, à moitié fasciné. Film d’un autre âge, bien moins moderne que certains de ses contemporains, ce gros succès au box-office de 1940 signé William Dieterle n’est pourtant pas sans qualités. Mêlant les genres avec un brio étonnant, faisant passer non sans un certain culot quelques idées bien senties sur l’idéalisme américain, le film s’inscrit parfaitement dans ces œuvres que l’éditeur Carlotta s’attache à ressusciter en apportant un soin notable à l’édition DVD.
Né en Allemagne à la fin du dix-neuvième siècle, William Dieterle fait partie de toute cette génération de cinéastes qui ont migré vers Hollywood entre le début des années 1920 et la fin des années 1930, soit par volonté de disposer de moyens plus conséquents (Lubitsch, Murnau, von Stroheim, von Sternberg), soit pour fuir le nazisme (Lang, Siodmak, Sirk, Wilder). Mais c’est d’abord en qualité d’acteur qu’il fait ses premières armes, avant de se voir confier ses premiers projets de réalisation. À la différence de tous les autres réalisateurs précédemment cités, William Dieterle n’est pas passé à la postérité en dépit des succès considérables qu’il a pu rencontrer durant les années 1930 et 1940. Sans forcément avoir revu ses films, il suffit de regarder les choix thématiques du réalisateur (un biopic sur Madame Du Barry en 1934, un autre sur Émile Zola qui gagna trois Oscars en 1938, une adaptation du Bossu de Notre-Dame en 1939) pour pressentir l’académisme un brin poussiéreux qui pouvait parcourir son œuvre. À la grande différence de ses collègues qui ont nourri les règles d’un classicisme qui continue de fasciner encore aujourd’hui, les choix de William Dieterle pour une lisibilité de l’image qui ne dégageait qu’une ampleur toute mesurée semblent l’avoir définitivement rangé dans le placard des réalisateurs oubliés. Même un gros succès un peu plus tardif, Le Portrait de Jennie en 1948, ne semble rien changer à la donne.
On peut donc alors s’interroger en toute légitimité d’éditer aujourd’hui en DVD l’un de ses succès d’alors, Tous les biens de la Terre dont le titre original, The Devil and Daniel Webster, semble rendre davantage compte de l’intérêt du film. Réalisé en 1940 par les studios RKO qui nageaient alors en plein succès (Citizen Kane d’Orson Welles sortait la même année), le film laisse d’abord craindre le pire des académismes en accumulant les poncifs les plus édifiants sur le courage des petites gens à travailler leur terre, sauvés par une foi que les pires drames ne sauraient altérer. Alors que les États-Unis sortent à peine d’une crise économique historique (qui a nourri le cinéma de films que l’on a qualifiés, a posteriori, de rooseveltiens, comme ceux de Frank Capra par exemple) et s’apprêtent à rentrer à nouveau dans une guerre de plusieurs années, la tendance hollywoodienne est au film social réaliste. Dans le sillage d’un Fritz Lang et son très beau J’ai le droit de vivre (1937) (mais qui reste néanmoins proche du film noir) et d’un John Ford (Les Raisins de la colère en 1939, Qu’elle était verte ma vallée en 1940) devenu le digne représentant des plus modestes dans leur quête du rêve américain, William Dieterle tente de confronter ses personnages à des choix de vie où leur morale est mise à rude épreuve.
Jabez Stone est un jeune fermier du Massachusetts qui vit avec sa ravissante jeune femme et sa mère. Chaque jour est marqué par son lot d’efforts perdus et les dettes s’accumulent au point de priver la petite famille de toute perspective de bonheur. Désespéré, Jabez invoque le Diable pour le soulager de ce lot d’épreuves. Ni une, ni deux, celui-ci apparaît et propose au fermier un pacte lui garantissant richesse en échange de son âme. Rapidement, le modeste paysan s’enrichit considérablement au point de devenir l’un des personnages les plus puissants de la région, au point de pouvoir soutenir activement l’un des futurs candidats dans la course à la présidentielle américaine. Ce qui peut agacer pendant une bonne première demi-heure dans la représentation de cette famille tend heureusement à s’estomper pour poser des questions bien plus ambiguës que le programme ne semblait l’annoncer. Passons effectivement sur les personnages de l’épouse et de la mère du fermier qui semblent avoir inspiré les futurs producteurs de La Petite Maison dans la prairie et sur cette opposition vieille comme le monde entre les saintes (qui lisent régulièrement la Bible) et les putains tentatrices (Simone Simon, qui sait injecter de la malice dans son rôle désespérément caricatural, quelques années avant sa consécration dans La Féline de Jacques Tourneur).
Allons plutôt chercher l’intérêt du film sur sa capacité à mélanger les genres (chronique sociale, film fantastique, conte moral) et sur certains choix scénaristiques inespérés. En premier lieu, là où le film évite de sombrer dans un moralisme peu a propos, c’est en choisissant de laisser le personnage principal face à sa conscience. Les conséquences de son pacte avec le Diable ne se traduisent jamais par d’ineptes rebondissements mais plus sur la manière dont le fermier choisira de dépenser son argent. En refusant de faire preuve d’altruisme et d’aider la communauté, étourdi par la richesse qui l’atteint soudainement, il devient le premier moteur de son propre enfer, progressivement coupé de ceux dont il partageait autrefois les valeurs humanistes. La seconde audace du scénario est probablement d’avoir osé organiser le procès de ce Faust américain avec pour jury tous les damnés de l’histoire américaine, rassemblés en un plan totalement surréaliste dans la grange du fermier. En 1940, date de réalisation du film, alors qu’on allait demander aux réalisateurs de participer à l’effort de guerre en promouvant les valeurs américaines, William Dieterle ne recule devant rien, notamment lorsque est reproché au Diable de ne pas constituer un jury de citoyens américains pour que le procès soit équitable. Sans aucune hésitation, celui-ci répond que tous les damnés convoqués sont entièrement américains, rappelant que lui-même était déjà là pour voir le premier sang indien couler ou le premier Noir réduit à l’esclavage.
On le comprend, à défaut d’être un éminent réalisateur qui allait influencer des générations à venir de metteurs en scène, William Dieterle était un humaniste idéaliste, ce qu’explique Hervé Dumont dans l’un des bonus de l’édition DVD. On y apprend que dans des productions comme Le Bossu de Notre-Dame, le souci se portait presque autant sur la bonne représentation de certaines minorités que sur l’adaptation de ce classique de la littérature française. Est également abordée la question du maccarthysme pendant lequel William Dieterle était sur une liste grise. Par conséquent, de plus en plus inactif pendant les années 1950, ce dernier s’est impliqué dans des projets plus modestes, comptant sur la confiance que certains d’Hollywood décidaient de lui apporter en dépit de la chasse aux sorcières qui sévissait alors. Pour illustrer le travail de cette époque, l’édition DVD permet de découvrir un de ses courts-métrages, One Against Many, réalisé en 1956, au cours duquel les questions politiques sont à nouveau abordées. C’est certainement pour ces raisons qu’on pourra redécouvrir Tous les biens de la Terre.