À l’origine de cet ouvrage de l’anthropologue Thierry Roche réside un projet : réaliser un film sur le paysage. Un film qui s’intitulerait Per fare un film sul grande fiume et explorerait aussi bien, in situ, la région du fleuve de Pô, en Italie, que la mémoire cinématographique qui en conserve les nombreuses images-souvenirs. Sous la forme d’un carnet de notes, le texte déplie le cheminement qui mène de l’idée au montage, à la recherche d’une forme qui pense. Bien plus qu’un simple work in progress jeté sur un journal, ce livre est un véritable manifeste sur la manière de penser et d’écrire sur le cinéma.
Le paysage ? Sujet a priori fort simple, voire banal, mais que les sciences humaines et les arts ont extirpé des placards poussiéreux de l’académisme pour en explorer les inépuisables potentialités. Car, comme le dit Roche, le paysage est un cadre à l’intérieur duquel se fixer, le lieu d’une quête de soi, dans un monde caractérisé par la perte de sens. À travers l’exploration d’un lieu particulier, l’auteur convie les grands noms de la pensée paysagère (Augustin Berque, Michel Collot, Alain Roger, Jean-Marc Besse, Anne Cauquelin, Yves Lacoste, Jean Mottet) sans jamais plomber ses lignes d’une pesante théorie. De la philosophie à la poésie en passant par la géographie, les citations viennent nourrir ses réflexions sans la gratuité apprêtée qui étalerait fièrement son érudition. Les nombreuses notes de bas de pages forment un sous-texte dont on peut aussi bien faire abstraction pour se laisser emporter par la rêverie du fleuve. Et si l’on s’égare parfois dans ce foisonnement de références, c’est parce qu’on accompagne un tâtonnement, celui de Roche l’écrivain vers Roche le cinéaste, dans ce journal qui visite par les films une contrée vitale du cinéma moderne, un territoire de l’image-temps (mais Roche a la bonne idée, pour une fois, de se défaire de l’ombre tutélaire de Deleuze). Il arpente la mémoire cinématographique des terres qu’ont foulées avant lui Antonioni, régulièrement convié, les néoréalistes, les documentaristes italiens des années 1950 (Franchina, Paolucci, Cerchio ou Pasinetti), les films de Florestano Vancini ou Giani Celati. Autant de noms souvent méconnus que les mots de l’auteur invitent intrinsèquement à aller (re)découvrir.
« Il y a des mots qui ouvrent des horizons » (p.168) lit-on dans cet essai qui se dévoile lui-même comme un paysage, en faisant la part belle au texte. À sa source, ceux d’Antonioni et De Santis parus dans la revue Cinéma en 1939 et 1941 : « Pour un film sur le fleuve Pô » et « Pour un paysage italien ». Face au poids des mots, il y a étrangement peu d’images dans cet ouvrage édité chez Yellow Now, habituellement généreux en photogrammes. C’est que l’iconographie est regroupée en deux séries de pages, comme pour ne pas contaminer notre imaginaire et nous laisser aller à notre propre rêverie et nos souvenirs cinéphiles. Car le paysage n’est pas qu’une portion d’espace vu à distance qui appuie la dichotomie cartésienne entre un moi-sujet et un monde-objet. Il suppose l’apposition d’un regard extérieur qui arrive avec toute sa mémoire intellectuelle, sensorielle ; il est une expérience sensible d’être-au-monde dont l’image peut porter, plus que le témoignage, la trace. Il est bien question de regard, de perception, de temps aussi dans ces pages écrites à la première personne du singulier, qui glissent naturellement du lieu au cinéma en invitant les phénoménologues et poètes que l’auteur affectionne, ou une famille de cinéma personnelle (Kiarostami, Antonioni, Ozu, Angelopoulos, Kawase, Godard) qui défie les méthodologies universitaires avides de corpus rigoureux. Roche se fait touriste. Non pas celui qui se contente de venir vérifier sur place des images préexistantes (ce touriste décrié par Marc Augé dans L’Impossible Voyage), ni celui qui calquerait sa démarche sur le Grand Tour italien qui fit le bonheur de la jeunesse du XVIIIe siècle. Loin de cette entreprise trop aristocrate, la quête de l’auteur s’éloigne aussi de tout académisme par son écriture fragmentaire, mosaïque, erratique, avouant ses doutes et ses incertitudes, sortant la pensée sur le cinéma de toutes déclarations définitives. Ainsi, au moment du tournage, Roche confesse-t-il ne pas avoir suffisamment anticipé le poids de sa cinéphilie gourmande, qui éclaire autant ses pensées qu’elle peut leur faire écran. Souvent, il s’interroge : « Comment penser en image ? » (p.151), « Est-ce que je travaille sur la mémoire ou plutôt sur le lieu (…) ? » (p.159). Une entreprise qui n’est pas sans rappeler celle de Pérec, interrogeant l’habituel et l’évident dans L’Infra-Ordinaire.
Cinéma / Paysages avance dans l’incertitude, laisse apparaître des béances, déroute la linéarité et la ponctuation conventionnelles des ouvrages scientifiques. Il préfère le prologue et l’épilogue au rigide duo introduction/conclusion, revient finalement, avec « Quelques mots encore… ». L’inachèvement ouvre le sens d’un film enfin monté mais qui résonne encore. Tenu entre le 6 janvier 2007 à octobre 2010, le journal intercale de courts textes sur des cinéastes ethnologues (Patrick O’Reilly, Ian Dunlop, David McDougall, Robert Gardner) où le paysage déplie ses potentialités, tour à tour scène, décor, formes et matières, emprunt de sacralité ou de mythologie. Dans ce collage, les frontières (entre art et science, entre documentaire et fiction, entre raison et émotion) exposent leur porosité pour mieux dérouter les illusoires binarités de la pensée rationnelle occidentale. Le projet affirmé de Roche est de ne pas s’abandonner à une seule perception du monde mais d’accorder le sensible et l’intelligible pour ressentir autrement les choses. L’esthétique et l’anthropologie ne sont pas des « territoires fermés » et le cloisonnement dans des périmètres stricts éloigne au contraire des possibilités du vivant. L’ouvrage se transforme peu à peu en réflexion sur l’anthropologie visuelle en questionnant ce que peut le cinéma. Une interrogation soulevée avant lui par un autre anthropologue, François Laplantine, évidemment mentionné, qui faisait dialoguer sa discipline avec l’esthétique du cinéma en proposant avec Leçons de cinéma pour notre époque un regard sensible sur l’image filmique passionnant. L’esthétique, entendue par Roche comme « un mode de connaissance se frayant un chemin à travers une expérience du sensible » (p.149), ouvre de nouveaux horizons à l’anthropologie qui s’en méfie trop. Les chantres de cette dernière reprochaient ainsi à Robert Gardner de ne pas connaître suffisamment ses sujets, les populations et leurs langues. C’est qu’il montrait, d’abord, ce qu’il ressentait, transformant le film ethnologique en « ciné-poétique » (p.144). Ouvrant notre appétit cinéphile, réveillant nos images-souvenirs, nourrissant une pensée sur la question décidément très actuelle de l’habitation poétique du monde, ce petit livre constitue un bel éloge du regard.