Après Mulholland Drive, (psych)analysé par Hervé Aubron, En présence d’un clown, admiré par Jean Narboni, ou La Horde sauvage, passionnément défendu par Fabrice Revault, les éditions Yellow Now continue de construire une collection exigeante, Côté films, qui ce mois-ci donne voix à Prosper Hillairet qui éclaire avec élégance l’univers cinématographique de Jean Epstein, à travers le magnifique Cœur fidèle. Une poétique plongée dans les obsessions bouleversantes d’un grand cinéaste qui a théorisé son œuvre avant de passer à l’acte, ainsi que le feront plus tard, bien des années plus tard, les jeunes fous de la Nouvelle Vague.
Ancien assistant de Louis Delluc – l’inventeur de mots comme « cinéaste » ou « photogénie », l’initiateur de l’avant-garde française, le père des critiques et des cinéphiles –, Jean Epstein vient à peine de commencer sa carrière (1922) qu’il entame déjà son quatrième long métrage, Cœur fidèle (1923). Un échec. Pathé lui demande alors expressément d’écourter le film, de trouver des tas de solutions pour que des scènes – notamment celle, culte, du manège – soient montées autrement. « On dirait que pour vous, il n’y a pas d’art sans mal de mer » dit-il à son jeune cinéaste. Celui qui aimait écrire : « on ne regarde pas la vie, on la pénètre », « on ne raconte plus, on indique », n’a pas tout cédé à son producteur et Cœur fidèle est retiré de l’affiche… Mais pas du cœur de certains critiques, de certains spectateurs, de certains futurs cinéastes qui vont de suite saisir l’ampleur esthétique et cinématographique de ce quatrième bijou signé Jean Epstein.
C’est ainsi autour de cette contradiction – un Epstein peu acclamé par le public, peu compris, peut-être oublié aujourd’hui, et un Epstein, passionnément intéressé par la place du spectateur, grand novateur, si présent par ricochet tout au long du XXe siècle dans le cinéma français – que l’ouvrage se forme, par petites touches, pas à pas. Prosper Hillairet, spécialiste du cinéma expérimental et du cinéma d’avant-garde – il a notamment publié les écrits de Germaine Dulac – se fraye un chemin dans le film même et, sans alourdir son texte de références, citations, développements, analyses, tend à s’approcher et à « découvrir chaque fois du visible dans le non-vu, de l’audible dans le non-entendu, du compréhensible dans l’incompris, de l’aimable dans l’aimé » (J. Epstein). L’auteur tente tout simplement de retrouver sa première vision du film, poétiquement, et par à coup, presque étonné d’en arriver là, trace le parcours de Jean Epstein, ses obsessions cinématographiques, ses choix, ses écrits. Ainsi tisse-t-il une série de figures qui vont devenir caractéristiques du cinéma français : le bar, le café, le port, les filles et les mauvais garçons, l’amoureux. Car si Hollywood a inventé l’homme dans la foule, l’expressionnisme allemand, le vampire, le golem ou le fou, Jean Epstein, seul, a bel et bien mis à jour l’amoureux. Un amoureux incarné par Léon Mathot aux faux airs de Jean Gabin. Dès lors, sous la plume poétique de Prosper Hillairet se dessinent des formes, des cadres, des plans qui éclairent une situation, une intrigue, des visages, des lieux. En confrontant les écrits de Jean Epstein, ses « idées visuelles », à Cœur fidèle, l’auteur propose un inventaire de l’art du cinéaste, traitant autant la forme que du fond : du gros plan au flou, du voile au volet, du mouvement à la vitesse, de la surimpression à la déformation, de l’eau (si présente dans le cinéma français des années 1920) à la surface (vitre, mur, sol, étendue), des univers picturaux (Derain, Corot, Signac) à une typologie de l’abstrait… Les pages les plus désarmantes rapprochent l’amoureux, Jean, du mauvais garçon, Petit Paul, l’Apollinien du Dionysiaque, le clown triste du bouffon, l’immobile du mobile, l’hydraulique du mécanique. Des personnages émouvants qui finissent par incarner une certaine idée du cinéma.
Jean Epstein n’avait qu’un désir ; capter ce qui est impossible à garder, et qu’il nous donnerait, nous spectateurs, à re-garder. Ainsi l’éphémère et l’invisible, l’inaudible ; le souffle du vent, la vitesse d’un manège, des confettis,… Cœur fidèle est dès lors tout cela et pas une simple leçon de cinéma. Prosper Hillairet a donc su parler du film sans en tirer des conclusions esthétiques, en l’ouvrant bien plutôt à l’interprétation, en proposant à son lecteur d’être surtout spectateur de Cœur fidèle et de tous les autres films de Jean Epstein, ce maître du cinéma, ce théoricien infatigable, qui savait mieux qui quiconque raconter une histoire en bouleversant l’histoire même du cinéma.