Parler de Godard est un exercice difficile, parler de soi tout autant. Olivier Séguret, ancien critique à Libération – entré à l’orée des années 1980, parti fin 2014 – s’y risque et s’en tire avec légèreté. C’est à la fois la qualité et la limite de son Godard vif : une évocation tremblée, souvent émouvante, cernée par les écueils du narcissisme et une paresse certaine à organiser ; mais qui garde néanmoins vivante une certaine manière de faire de la critique, celle qui s’écrit dans l’ornière triviale du quotidien.
Le livre de Séguret est d’abord intime. Déjà, il parle de lui, déploie états d’âme et apories d’un critique de cinéma dans un journal (Libération) en plein naufrage. La forme du journal intime, rythmé par le témoignage récurrent du livre-en-train-de-se-faire et de Libération-en-train-de-se-défaire, est un peu agaçante notamment dans sa volonté de boucler l’itinéraire personnel du critique avec la figure godardienne qu’il s’est choisi (« ma vie ressemble à un film de Jean-Luc Godard », p.4). L’adresse constante à Godard (« Je comprends que j’ai écrit ce livre en votre compagnie. Pas un livre en commun, mais un livre ensemble. », p.94) participe du même état d’esprit, qui laisse le lecteur dans la position mal commode d’un destinataire invité à entrer dans l’intimité du critique comme par défaut, faute de mieux. En outre, il arrive qu’une manière un peu lourde de filer la métaphore transforme parfois le texte en une succession de qualificatifs embourbés et verbeux qui donnent plus l’impression de faire masse que véritablement sens (par exemple p.59 : « ce sont les images du monde qui convergent vers son bunker de Rolle, où elles s’offrent à l’évaluation de JLG l’enlumineur, sont triées par JLG l’aiguilleur, retenues, ranimées, exhaussées par JLG le monteur, le déconstructeur, l’embobineur. »).
Par contre, là où l’intimité joue en la faveur de Séguret c’est face à Godard, là où le rapport non simple mais relativement apaisé, associé à l’indéniable capacité qu’a le critique de décrire un décor ou retranscrire un dialogue, donne au lecteur une proximité forte avec le quotidien du cinéaste qu’une caméra ou un micro (plus interventionnistes dans leur besogne) n’auraient jamais pu approcher.
Certaines anecdotes sont très drôles, et on a envie de les partager. Par exemple quand un Godard un brin railleur évoque une de ses consœurs : « Celle qui nous enterrera tous c’est Agnès Varda ! Ah, ah ! Et après, elle fera un dispositif. Un triptyque, comme un retable du Moyen Âge, qui s’appellerait Nouvelle vague et qu’elle exposerait chez Cartier ! » (p.74). D’autres récits jettent un éclairage différent sur des rencontres godardiennes qu’on pensait à sens unique. Par exemple celle avec Pierre Bourdieu, qu’on voit dans La sociologie est un sport de combat (2001) (film que Pierre Carles consacre au sociologue) recevoir perplexe des collages godardiens. En réalité, une rencontre avait été organisée peu de temps auparavant par Libération à l’initiative de Godard pour qu’ils évoquent ensemble leur vision des Passagers (1999) de Jean-Claude Guiguet (rencontre non publiée faute au désamour de Bourdieu pour le film). De fait, les quelques évocations de la vie du journal Libération et des personnalités qui l’ont nourri font parfois de ce livre un vrai petit manuel pour apprentis critiques de cinéma.
Outre ces descriptions d’un réel intérêt, on est surtout surpris par l’aisance de Séguret à entrer dans le cinéma de Godard pour en dire parfois de très belles choses, des notations fines et simples (« comme il a pris le goût d’une certaine saturation des couleurs, Godard cultive aujourd’hui une saturation des dimensions, des points de vue et des profondeurs », p.22) qui révèlent des intuitions critiques fortes, piochées sans façon dans les films. Cependant, on suit moins le critique dans ses justifications un peu laborieuses des propos politiques de Godard ou dans les reproches qu’il peut lui faire (l’objection sur le cinéma pornographique dans la lettre qu’il lui adresse, p.97) : il faut plus de temps, de précision et de cohérence pour ce faire. La légèreté, mérite du livre, pèche dans tous les cas où apparaît un volontarisme (ici trop mou, ou trop rapide) du sens ou la tentation de faire de la pédagogie de l’œuvre (qui ne raccorde, pour les amateurs, qu’à des traits déjà connus). On sent poindre une sorte d’indifférence de Séguret à rationnaliser ou décrire le cinéma de Godard, ce qui n’est pas du tout un défaut (puisque les autres livres consacrés au cinéaste s’y attellent avec plus ou moins de succès – plus ou moins de hargne aussi) jusqu’à ce que le scrupule de dire quand même des choses assurées (et plus rassurantes) apparaisse par brusques éclairs, moins justifiés que surmoïques.
Ce livre en demi-teinte, inégal et plaisant comme tout objet où la part vivante brouille l’étiquette, figure bien une certaine manière de faire de la critique. Celle en vérité qui se pare des « mauvaises manières » de la cinéphilie, où l’exercice de la rencontre (avec les auteurs comme avec les films) se confronte avec le direct, frôle l’erreur ou la gêne, ignore les codes ou les prend avec un sérieux fou. Celle qu’ont illustré, bon gré mal gré, pas mal de critiques de Libération – on peut se demander si elle s’hérite et reste encore vivace aujourd’hui. Celle en tout cas que Séguret a appris (il le dit) et que Godard connaît, aussi bien. Alors, c’est peut-être le but caché de ce livre qui déclame son exception en même temps qu’il en constate la disparition.