Longtemps, vu de France, on a pu croire que le (grand) cinéma allemand s’était arrêté à Wim Wenders, Werner Herzog, R.W. Fassbinder et aux autres de ses représentants illustres des années 1960/1970. Pourtant, dans les marges mais aussi à l’assaut du box-office, le cinéma et de nouveaux réalisateurs n’ont cessé d’avancer outre-rhin. Le succès considérable de Good Bye Lenin ! (2003) peut être vu comme le symptôme d’une vivacité que la France a peut-être mis longtemps à considérer. Pierre Gras fait le point sur ce renouveau et offre un Good Bye Fassbinder ! salutaire, un livre en forme de panorama du cinéma allemand de l’après-mur. Une analyse rigoureuse et passionnante qui se demande comment se forge et sur quelle économie repose une nouvelle génération de cinéastes.
Les sorties rapprochées en 2010 d’Orly d’Angela Schanelec, du Braqueur de Benjamin Heisenberg, d’Everyone Else de Maren Ade et de Sous toi, la ville de Christoph Hochhäusler ont permis de prendre la mesure de la richesse du jeune cinéma allemand : quatre films aux projets formels ambitieux, en prise direct avec leur temps mais qu’on devine aussi pleins d’une cinéphilie longuement réfléchie. Quelque chose d’assez imperceptible – un ton « peu conciliant avec la vie » (comme les décrirait Claire Denis), une étrangeté ancrée dans le réalisme et peut-être une grande rigueur stylistique – reliait ces films. Ces cinéastes ont été estampillés ceux de « l’école berlinoise » ou encore de « la nouvelle vague allemande ». Si aucun des cinéastes ainsi rassemblés n’a revendiqué une appartenance à un tel courant, ils reconnaissent tout de même leurs accointances. Comme le rappelle Pierre Gras, ils ont souvent côtoyé les mêmes écoles (la DFFB berlinoise en tête), les même producteurs ou techniciens et ont tourné autour de l’exigeante revue Revolver créée par Hochhäusler. Évoquant ici ce qui fait leur cohérence en tant que groupe tout en dégageant la singularité de chaque artiste, Good Bye Fassbinder ! propose ses pages les plus passionnantes et nous permet de comprendre ce qui rend si intrigant le sillon creusé par ces réalisateurs dont on peinerait à trouver un équivalent en France. On saisit ce qui fait bloc dans la disparité. Pierre Gras rappelle ainsi la grande personnalité de chaque réalisateur (la chorégraphie des corps chez Ulrich Köhler, la douce empathie de Valeska Grisebach, l’emprise économique sur l’individu chez Hochhäusler, le goût du film de genre pour Heisenberg…) tout en évoquant leur manière commune peut-être « de s’absenter du monde du réalisme conventionnel stéréotypé pour décanter vision et écoute », de traiter les images et le spectateur avec un souci éthique à l’opposé des manipulations mercantiles. La Maladie du sommeil, le nouveau film de Köhler, très attendu et Ours d’argent à la dernière Berlinale, tentera peut-être de prouver la capacité de ce cinéma à se réinventer.
Sur cette question d’une éthique de l’image, Pierre Gras inscrit avec justesse le travail de ces jeunes cinéastes dans celui, plus ancien, de quelques parrains, notamment Harun Farocki, Romuald Karmakar et Alexander Kluge. Plus âgés, ces réalisateurs sont aussi des penseurs de l’image et du cinéma. Ils ont ouvert une voie rigoureuse à l’esprit d’indépendance en s’opposant aux systèmes cinématographiques dominants. Leur persévérance, leur constance à travailler en Allemagne, ont proposé un pont entre les années d’après guerre et celles de la réunification. Pierre Gras livre le trajet peu connu en France de ces cinéastes pourtant très importants. Leur charge politique rappelle que le cinéma de la réunification est aussi celui de la mutation d’un pays et d’une réflexion plus ou moins enfouie sur un passé douloureux, d’un exorcisme toujours renouvelé du passé nazi.
Loin de ne se concentrer sur les courants qui le passionnent le plus, Pierre Gras n’oublie pas d’élargir le champ aux productions plus grand public qui ont sans doute contribué à changer le rapport au cinéma allemand des étrangers mais aussi des Allemands eux-mêmes. Good Bye Lenin !, La Vie des autres, Head On, La Chute interrogent à leur manière la relation d’un pays à son histoire. Si les enjeux esthétiques et narratifs des films n’enthousiasment pas, il est intéressant de voir de quoi ils sont les symptômes dans leur façon de regarder passé et société.
Le fil directeur de Good Bye Fassbinder !, de film en film, c’est bien le champ politique dont Pierre Gras rappelle souvent comment il innerve les productions. Qu’il vienne de la contestation sixties (Farocki), qu’il se reflète dans des dispositifs tendus (Karmakar), dans une grande inventivité documentaire (Heise, Friedl), qu’il sourde chez les personnages (Köhler, Hochhäusler, Schanelec…) ou dans des recréations historiques douteuses (La Chute), le politique est finalement partout. « Faire des films politiques ou faire politiquement des films » : rarement l’alternative godardienne n’a semblé aussi pertinente pour décrire deux pans d’un territoire cinématographique. Aussi le film collectif Deutschland 09, qui fédère judicieusement les cinéastes de l’école berlinoise et réalisateurs à succès (Levy, Becker, Tykwer, Akin) donne-t-il des réponses tranchées, d’un côté comme de l’autre.