Panoramique sur l’histoire du cinéma des origines à nos jours à travers le prisme politique, cet ouvrage rappelle, si besoin en était, combien l’industrie cinématographique est tributaire des conditions dans lesquelles s’exerce son activité. Spécialiste du cinéma afro-américain, Régis Dubois, qui a notamment publié Le Dictionnaire du cinéma des Noirs américains (Le Cerf, 2005) et Image du Noir dans le cinéma américain blanc (L’Harmattan, 1997) propose un choix de films qui ont marqué les grandes périodes de l’histoire du XXe siècle en Occident, soit huit chapitres, du cinéma au service des idéologies (1929 – 1939) au cinéma contestataire des années 1960 en passant par celui de la guerre froide.
La mise en place de régimes autoritaires, quelle qu’en soit l’idéologie dominante, a toujours deux conséquences immédiates pour l’industrie culturelle qu’est le cinéma : tous les projets sont soumis à une demande systématique d’autorisation officielle (l’imprimatur ayant aussi un effet rétroactif, des pans entiers du patrimoine cinématographique sont mis à l’index) tandis qu’endoctrinement et pure distraction envahissent les écrans. À l’Est, le cinéma d’avant-guerre est déjà le moyen de propagande qui exercera toute sa puissance durant le second conflit mondial. Dès 1928 en URSS, le modèle culturel stalinien s’impose : la production cinématographique contrôlée par la censure (tous les projets de S.M. Eisenstein échouent de 1932 à 1939 où il arrive enfin à réaliser Alexandre Nevski), l’esthétique se met au service de la propagande et la forme devient secondaire. Quand le scénario ne glorifie pas le plan quinquennal c’est pour mieux célébrer le mythe fondateur révolutionnaire ou les problèmes quotidiens des ouvriers des usines ou des kolkhozes. En Italie, si les productions LUCE affichent clairement leur soutien au régime fasciste (Camicia Nera de Forzano en 1933, Scipion l’Africain de Carmine Gallone en 1937), l’autocensure s’avère une muselière efficace pour le reste de la production où divertissement et évasion sont toujours au programme. L’industrie cinématographique italienne connaît alors une notable expansion passant de moins de 10 films par an au début des années 1930 à plus de 120 en 1942. En Allemagne l’idéologie nationale socialiste s’insinue sur la pellicule dès avant l’arrivée d’Hitler par la célébration de grandes figures historiques tandis que les premiers films antifascistes font leur apparition (Ventres glacés écrit par Bertolt Brecht et réalisé par Stalan Dudow en 1931). En 1933, Goebbels ministre de la Propagande d’Hitler reprend en main l’industrie du cinéma allemand dont le personnel juif ou communiste est chassé des studios et organise la censure systématique, la rupture avec toute forme d’expressionnisme est vite consommée. Après 1933 et des films comme Le Jeune Hitlérien Quex de H. Steinhoff, l’usage de la propagande se fait plus subtil et priorité est donnée au divertissement. Du congrès de Nuremberg (Le Triomphe de la volonté de Leni Riefenstahl en 1934) aux Jeux Olympiques de Berlin (Les Dieux du stade Leni Riefenstahl en 1938), c’est le documentaire qui est mis au service de l’idéologie. En Espagne, la guerre civile se déroule aussi par écrans interposés : les Républicains, maîtres des centres cinématographiques de Barcelone et Madrid font réaliser plus de 200 documentaires de 1936 à 1939, les Franquistes qui n’en produisent qu’une trentaine pendant la même période mettront à profit les trois décennies de dictature pour rattraper leur retard, le Caudillo allant jusqu’à écrire lui-même le scénario de Raza de Sáenz de Heredia en 1941.
La présence du politique dans le champ cinématographique s’exprime aussi au sein des régimes démocratiques occidentaux et peut aller du simple reflet des préoccupations sociales du moment à une dénonciation assumée du pouvoir. Ainsi Hollywood propose sa version du New Deal au travers de films de pur divertissement dont beaucoup de comédies musicales, de films d’épouvante (Dracula de Tod Browning en 1931, Les Chasses du comte Zaroff de E. Schoedsack et I. Pichel en 1932, King Kong de E. Schoedsack et M. Cooper en 1933…) et de quelques productions plus « sociales » qui se gardent de remettre en cause le système capitaliste (Je suis un évadé de Mervyn LeRoy en 1932 ou Les Raisins de la colère de John Ford en 1939). Dès 1934 le contrôle idéologique direct de la production s’organise avec la mise en place du code Hays. Dans le même temps, de l’autre côté de l’Atlantique, les années de crise voient l’essor de la production de drames sociaux et la mise en valeur de personnages issus du monde ouvrier (À nous la liberté de René Clair en 1931, La Belle Équipe de Julien Duvivier en 1936 ou La Bête humaine de Jean Renoir en 1938) et de films ouvertement militants comme La vie est à nous en 1936, œuvre collective supervisé par Renoir et produite par le Parti Communiste (censurée, son exploitation commerciale ne se fera qu’en 1969). Dans les deux cas, américain et français, l’écran joue le rôle de miroir du contexte politique de crise. À l’inverse, la contestation des normes en vigueur prônée par la jeune génération de cinéastes français à la fin des années 1960 et qui se traduit par une révolution esthétique qui dépassera vite les frontières hexagonales n’a semble-t-il aucun prolongement social ou politique puisque la plupart des scénarii tournent autour de questions sentimentales ou existentielles : « le gouvernement n’est ainsi pas étranger à la promotion de ce jeune cinéma français […] de là à supposer que, dans une certaine mesure, la Nouvelle Vague œuvre dans l’intérêt du gouvernement en distrayant les jeunes des vraies questions du moment…» Cet « apolitisme » tempéré par l’engagement de certains auteurs comme Alain Resnais (Hiroshima, mon amour en 1959) ou Chris Marker (Cuba Si ! en 1961) s’estompe dans la deuxième moitié des années 1960 comme en témoigne la radicalisation politique (et esthétique) d’un Jean-Luc Godard. En 1968, le renvoi d’Henri Langlois de La Cinémathèque française fédère les professionnels du cinéma qui seront ensuite partie prenante des événements de Mai où une complète réorganisation du secteur est amorcée tandis que de multiples équipes mettent en images les mouvements de contestation (La Reprise du travail aux usines Wonder) terreau du cinéma militant de la décennie suivante.
La politisation du cinéma français est un des faits marquants des années 1970. avec la multiplication des films politiques de fiction qui sont autant de succès commerciaux. Costa-Gavras inaugure le genre dès 1969 avec Z puis L’Aveu (1970) et Missing (1982). D’autres réalisateurs comme Yves Boisset lui emboîte le pas avec L’Attentat en 1972 sur l’affaire Ben Barka ou R.A.S. l’année suivante sur la guerre d’Algérie. S’agit-il de mobiliser le public, de l’informer ou de le distraire ? La question reste posée. En Italie dans le contexte trouble des années de plomb, les cinéastes affichent leur engagement à gauche. C’est le cas de Bernardo Bertolucci qui réalise 1900 (1976) ou de Pier Paolo Pasolini qui propose dans Évangile selon Saint Matthieu (1964) une « lecture marxiste quasi tiers-mondiste de la vie du Christ ». Quant à l’Europe de l’Est, si la mise au pas soviétique a été synonyme de nationalisation de l’industrie cinématographique et d’instauration de la censure, elle n’a pas empêché la création de fameuses écoles de cinéma (FAMU en Tchécoslovaquie et école de Lodz en Pologne). La contestation, voilée au cours des années 1960, s’accentue lors de la décennie suivante notamment en Pologne où Andrzej Wajda réalise une critique directe du stalinisme avec L’Homme de marbre en 1976 et dont le deuxième opus, L’Homme de fer, sera couronné à Cannes en 1981. Milos Forman attendra d’émigrer aux États-Unis après la répression du printemps de Prague pour s’engager. Car l’histoire politique du cinéma est aussi celle de ses déracinés politiques chassés par les régimes totalitaires ou l’instauration d’autres formes de contrôle des conscience comme le maccarthysme.
Une histoire politique du cinéma est un ouvrage synthétique qui ne prétend pas être exhaustif et dont la conception autorise une lecture ponctuelle. C’est surtout une sorte de mise en bouche, qui donne envie de découvrir ou de revoir certains films en gardant à l’esprit la dimension politique de la période dans laquelle ils se sont inscrits et invite à être un spectateur vigilant.