Promenade subjective
Sur un mur blanc couvert de lianes vertes, des livres aux reliures de cuir reposent sur une étagère soutenue par deux statues d’un bleu vif. Zoom avant sur le gros ouvrage qui, au centre, s’ouvre sur de brillantes pages où la fameuse illustration de Jim Leon créée pour le film lui servira d’affiche. Une page se tourne sur le château auréolé de branches et de fleurs. « Il était une fois un roi si grand… » peut-on lire sous la photo qui soudain prend vie par la magie d’un raccord. Ainsi débute Peau d’Âne, réalisé par Jacques Demy en 1970, ressorti en salles l’été dernier. L’opération de restauration de l’œuvre du cinéaste, menée depuis quelques années par l’infatigable Agnès Varda, se prolonge aux éditions de La Martinière avec ce beau livre qui saura certainement combler petits et grands sous le sapin d’ici quelques mois.
En attendant le coffret collector prévu pour novembre chez Arte Éditions (DVD, Blu-Ray, 3 heures de bonus, CD, vinyle, album jeunesse et cartes à découper), Il était une fois Peau d’Âne opère une plongée semblable au générique dans l’univers en-chanté du cinéaste. Sur la couverture blanche, la princesse Deneuve vêtue de bleu, nimbée de végétation couleur de Lune, invite à la « promenade subjective » dans le film culte de Demy. À l’intérieur, certaines pages brillent tant qu’on peut s’y mirer, comme Peau d’Âne contemplait son reflet dans le miroir de sa cabane de souillon. D’autres, sur un épais papier calque, jouent la transparence, filtre d’amour parant les photogrammes-souvenirs des paroles des chansons devenues cultes, des partitions de la musique de Michel Legrand, de l’indispensable recette du Cake d’Amour, des conseils de la Fée Lilas. Les voix et les notes se font ainsi entendre à travers les images, parachevant cette flânerie sensorielle. D’autres pages encore, aux couleurs vives, rendent hommage à la fringante palette de l’ancien cinéaste du noir et blanc, celui de Lola et de La Baie des anges. Un chapitre est d’ailleurs inévitablement consacré à la couleur.
Prolonger l’enchantement
Le livre en compte six autres : les inspirations ; l’époque américaine de Demy ; l’imaginaire du château ; la forêt, la peau et le poil ; la féérie ; la morale. Chacun se balade entre les photogrammes, les nombreuses images d’archives inédites (photos de tournage et d’essais des costumes et maquillages), les citations de Demy et de ses collaborateurs (Jean Marais, Jacques Perrin, Deneuve, Legrand,…), les superbes dessins de costumes d’Agostino Pace, les œuvres qui ont influencé le cinéaste. Et elles sont nombreuses ! La Belle et la Bête de Cocteau, bien sûr. Mais aussi les gravures de Gustave Doré, les illustrations fleuries de Jean-Jacques Grandville, les tableaux de Jim Leon, les dessins de Leonor Fini qui furent les modèles des masques d’oiseaux et de chats créés par Hector Pascual, les traces du Pop Art et du « mauvais goût américain ». La vision qu’a Demy de l’Amérique, où naît Peau d’Âne alors qu’il tourne Model Shop, est « celle d’un monde criard, baroque » où se côtoient la révolution hippie dont témoignent les photographies prises par Varda et l’effervescence de la scène artistique californienne dont les affiches de films ou de concerts ont gardé la trace. Cet univers acidulé rencontre la féérie médiévale et la réalité, dont il ne fallait jamais s’écarter pour trouver la poésie, comme le rappelait Cocteau à Demy.
Le conte original en vers de Perrault et quelques textes enfin, décryptant une scène, un décor, un thème, viennent raccorder ces images. Ils sont écrits à quatre mains, celles de Rosalie Varda-Demy et d’Emmanuel Pierrat, auteurs de l’ouvrage. La première, nous la connaissons bien : fille d’Agnès adoptée par Jacques, elle fut notamment costumière de ses films dans les années 1980. Le second est moins connu des cinéphiles : avocat au barreau de Paris, il a écrit de nombreux ouvrages, sur le droit bien sûr, sur la franc-maçonnerie, mais aussi sur le sexe et les arts premiers. Signe que l’œuvre de Demy n’appartient pas aux puristes du septième art, encore moins à ses spécialistes universitaires. Les amateurs du cinéaste n’y apprendront certainement pas grand-chose mais s’en régaleront pourtant, comme on piocherait dans un paquet de bonbons acidulés. La philologie n’est pas à l’ordre du jour : Il était une fois Peau d’Âne est avant tout un prolongement de l’expérience du film. Le collage (et même montage) d’images ici réalisé révèle comment le cinéaste a su ramasser son époque et la marier, comme dans un joli conte, à son foisonnant imaginaire en y conviant une équipe bigarrée qui, aujourd’hui encore, fait perdurer son univers.
Le livre est présenté dans un élégant fourreau, peau d’un bleu Klein, comme un bijou dans son écrin. Van Cleef & Arpels a sorti cet été une collection de haute joaillerie en hommage au conte, inspirée du film. Ses dessins s’immiscent dans ces pages, discrètement, évitant de transformer le livre en catalogue promotionnel du mécène qui a financé l’ouvrage comme la restauration numérique de ce film chantant l’amour. « Amour, amour… Il fait souffrir tous les amants qui n’ont pas su tourner la page », mais ravira les curieux qui feuilletteront celles de ce bel ouvrage.