Satyajit Ray, c’est un peu l’arbre qui cache la forêt. Figure de proue du cinéma d’auteur en Inde – plus particulièrement au Bengale – il a souvent éclipsé ses confrères tout aussi talentueux (Ritwik Ghatak – mis à l’honneur pour la première fois en France à la Cinémathèque française en 2011 –, Mrinal Sen, Shyam Benegal, Adoor Gopalakrishnan et bien d’autres…). En France et à l’international, sa trilogie (La Complainte du sentier, L’Invaincu et Le Monde d’Apu) continue de marquer les esprits des cinéphiles et a fait l’objet d’une ressortie en version restaurée il y a quelques mois. Son sublime Charulata est, à partir de la rentrée prochaine, au programme de l’option cinéma et audiovisuel des lycées français. Et pourtant, on est loin d’avoir fait le tour de cet artiste complet : dessinateur, scénariste, compositeur, écrivain (de nouvelles, d’articles), en plus d’être cinéaste. Satyajit Ray a vu beaucoup de films, a beaucoup réfléchi au cinéma et a beaucoup écrit à ce sujet.
Un ouvrage essentiel
Un premier recueil d’articles, Écrits sur le cinéma (Our Films, Their Films, 1976), avait été enfin traduit et publié en France en 1982 puis 1985. Plus de trente ans après, en voici un deuxième, J’aurais voulu pouvoir vous les montrer (Deep Focus, Reflections on Cinema), édité par G3J en France, dirigé et préfacé par son fils Sandip Ray avec un avant-propos du cinéaste Shyam Benegal pour la version anglaise, et préfacé par Charles Tesson pour la version française, auteur d’un des ouvrages de référence sur le cinéaste. Il rassemble des articles et conférences inédits, écrits entre 1949 (Ray a commencé à faire des films en 1953) et 1989, retrouvés dans ses archives pour certains, redécouverts grâce à un appel lancé à des quotidiens et périodiques pour d’autres.
Ce deuxième recueil est divisé en trois parties : la première concerne ses réflexions sur le métier de cinéaste par le biais de textes purement théoriques, de réponses à des critiques faites à ses films ou d’adresses à de jeunes étudiants en cinéma ; la deuxième réunit quelques analyses du travail de réalisateurs qu’il admire (Antonioni, Godard, Chaplin), et la troisième réfléchit à la fonction des festivals de cinéma en s’appuyant sur ses propres expériences à Moscou, Venise et Bruxelles. Les textes, pouvant aller d’un paragraphe à une dizaine de pages pour les plus longs, sont rangés par ordre chronologique permettant ainsi de suivre l’évolution de sa pensée. Le tout est agrémenté de reproductions de ses merveilleux croquis de cinéastes ainsi que d’affiches d’époque de ses films souvent dessinées ou conçues par lui.
Un portrait de cinéaste
Se dégage de la lecture de ces articles passionnants le portrait d’un cinéaste exigeant, critique, sûr de lui, à la plume acérée. Tourné vers la culture occidentale, il se prononce aussi bien sur le cinéma international que national qu’il questionne très fortement. Méprisant clairement, hormis quelques exceptions, le cinéma commercial de Bombay « une formule parfaite pour attirer et amuser la multitude illettrée qui forme le gros de notre public », il déplore la frilosité des cinéastes indiens qui n’ont pas assez pris possession de leur culture, laissant d’autres s’en emparer : « Au cinéma, comme dans n’importe quel art, un style véritablement indigène ne peut être développé que par un cinéaste travaillant dans son propre pays, possédant une pleine conscience de l’héritage du passé et de son environnement présent. » En 1980, avec l’apparition d’une nouvelle génération de cinéastes, il formulera enfin l’espoir d’une relève.
Il revendique un cinéma essentiellement visuel qui requiert une « maîtrise de la forme cinématographique, […] une aptitude à concevoir et à exprimer des idées de façon cohérente à travers le médium de la caméra. ». Le réalisateur doit ainsi s’assurer la plus grande liberté possible en s’imposant comme « une individualité dominatrice ». Et d’insister, devant une assemblée d’étudiants de la Film and Television Institute de Pune, une des grandes écoles de cinéma en Inde, sur la nécessité de penser au public lorsque l’on conçoit son film : « Aussi longtemps qu’il reste dans la boîte, un film est une chose morte. Il ne vient à la vie et n’atteint son but que dans les salles, en présence du public. Il faut donc tenir compte du public – même vous avec vos diplômes et vos rêves d’un cinéma personnel, radical, politique, ou ce que vous voudrez. » L’ensemble de ces articles révèle un artiste qui a toujours combiné une approche hautement artistique à une approche très pragmatique de la profession, ne rechignant jamais à se pencher sur ses aspects plus techniques, économiques et commerciaux. Loin d’être exhaustif car d’autres trouvailles sont encore possibles, ce recueil ajoute une très belle pierre à l’édifice de la pensée du cinéma par Satyajit Ray.