Peu de temps après la biographie de Jean-Luc Godard par Antoine de Baecque, Jean-Luc Douin propose un ouvrage sur le cinéaste sensiblement différent : un dictionnaire critique-amoureux de l’œuvre godardienne, formé à l’aune du plaisir qu’elle procure. Étonnant dans sa compulsion de savoir, très juste dans ses analyses et passionnant par la foule des informations fournies.
Le titre fait un peu peur : il évoque ces livres qu’on pourrait nous offrir à Noël, comme cadeau bateau, livre généraliste de cinéma très illustré, bavard dans le mauvais sens du terme. L’étrangeté du livre de Jean-Luc Douin tient à la difficulté qu’on a à le situer : 450 pages écrites sans une image, et pourtant, ni biographie, ni ouvrage universitaire, loin d’un « délire » d’écrivain, et non exempt de style, imposant par sa taille et rapide dans son écriture, très fouillé et précis, sans que presque aucune source ne soit précisée. L’adresse du livre est elle aussi problématique : si les spécialistes de l’œuvre de Godard (re)connaitront une grande part de ce qui est raconté, elle n’en constitue pas pour autant une introduction à l’œuvre de Godard (très précise par exemple sur les films, elle ne les raconte jamais).
Si l’on parle souvent de « livre-somme », celui de Jean-Luc Douin serait plutôt un livre-addition : infinie suite d’anecdotes, petites histoires, citations, motifs. Le Dictionnaire des passions, malgré son titre, se refuse aux catégories et à la généralisation. Il détaille, accumule avec une féroce voracité tout ce qu’il est possible de voir, d’entendre, et de comprendre de Godard. Chaque citation de Godard, mine de rien, est retrouvée et redonnée (l’auteur semble avoir une excellente culture littéraire et visuelle) : ainsi l’entrée « Aragon », qui montre tous les liens entre l’écrivain et le cinéaste. Les notions développées par Douin, dans leurs multiplicités, sont autant de signes, elles offrent un regard transversal sur l’œuvre en même temps qu’elles cassent toute prétention à réduire Godard à des thématiques. En outre, elles déchronologisent l’œuvre, permettent de l’appréhender différemment, par le milieu (comme dirait Deleuze). Ce mode d’écriture est très adapté à Godard, car il évite de réduire ou de déliter le sens : il ne croit véritablement ni aux phrases lapidaires de Godard, ni n’essaie de filer la métaphore. Prendre Godard mot à mot, mais essayer (fantasme) de compiler tout ce qu’il a pu dire, c’est donner au lecteur tous les faits dont il a besoin pour se faire deux ou trois idées sur Godard.
Godard, dictionnaire des passions, loin d’une hagiographie, renoue aussi avec un Godard plus violent, paradoxal, parfois gratuit et méchant, plus vivant et moins mélancolique qu’il se présente à nous aujourd’hui. Douin réussit l’exercice de parler de Godard sans emphase, sans non plus en prendre le relais pour en tirer des idées personnelles. Il y a un très beau matérialisme chez Douin, qui lui fait trouver la distance exacte avec son sujet, sans surplomb, attaché à l’œuvre comme à l’homme par des éléments concrets. Et son livre n’est un « essai » que dans cette grande tentative de rapprochements, d’organisation d’éléments matériels. Il y a bien sûr des analyses, mais elles se font discrètes, laissant aux objets leur pouvoir d’apparition. Daney disait que le vice des cinéphiles était celui des listes, et on retrouve aussi ce plaisir-là, comparer des listes, les étoffer, faire des échanges, cherchant sans trop y croire le signifiant Godard.
Ce qui frappe, pour tout lecteur un tant soit peu familiarisé avec les livres de cinéma, c’est la quasi totale absence de notes (59 en tout, ce qui est peu comparé à l’abondance des informations citées). Parfois, Douin cite directement l’ouvrage dans son texte, assorti d’un commentaire (pour Bergala ou Céline Sciamma par exemple), mais la plupart du temps, on s’interroge véritablement sur les sources de ses informations. Manque de temps, de place ? Avec l’absence d’un index, c’est le seul point faible du livre, qui l’empêche de passer le relais aux études universitaires.
Il n’est pas rare qu’un critique de cinéma (Jean-Luc Douin est journaliste au Monde) saute le pas vers le livre, mais il est plus rare qu’en le faisant il ne change pas sa manière d’écrire. Les entrées de Douin sont autant de petits articles, comme compilés un à un. On se rend alors compte des différences qui s’ébauchent entre la critique, la théorie, et l’université, différences de distances, d’approche des œuvres. La difficulté qu’on a à situer ce livre par rapport aux autres ouvrages sur Godard tient en réalité à sa pratique, qui vient du journalisme. Éviter les jugements de principe, faire une enquête pour recueillir les faits, assembler et suivre des pistes, c’est là le travail d’un véritable journaliste. D’où une grande rapidité dans l’écriture, qui ne s’embarrasse pas d’a priori, qui cherche moins une méthode qu’elle ne la trouve, matériellement au fur et à mesure de sa progression. C’est un des grands plaisirs du livre que de croquer, l’un après l’autre, ces petits recueils d’images et d’idées, sans savoir véritablement ce que l’on va apprendre. À chaque fois on regrette qu’ils soient trop courts. On aurait presque envie de rajouter à la main quelques paragraphes.
Godard, dictionnaire des passions, est bien un ouvrage purement cinéphilique, sans autre but véritable que de mesurer la fascination et le plaisir provoqué par l’œuvre godardienne sur nous, de voir jusqu’où nous pousse l’addition-addiction de notre libido sciendi. Nul mieux que Godard pour nous apprendre ça (lui qui a fait de la citation une pratique de cinéma), et ici Jean-Luc Douin pour passer cet enseignement.