En 1996, le jury de la Mostra de Venise décerne son prix d’interprétation à Victoire Thivisol, 4 ans, héroïne de Ponette. Cette récompense suscite une vive polémique dans la profession : à cet âge-là, peut-on réellement incarner un personnage, effectuer un vrai travail de composition ? Dans un brillant essai consacré à L’Enfant acteur, Nicolas Livecchi apporte de solides éléments de réponse et rend hommage au talent de ces jeunes comédiens, en resserrant son analyse sur deux cinéastes que tout sépare à première vue : Steven Spielberg et Jacques Doillon.
Depuis le Déjeuner de Bébé des frères Lumière en 1895, cinéma et enfance ont toujours cheminé main dans la main. Il aura pourtant fallu attendre plusieurs décennies pour que les comédiens en culotte courte gagnent du galon, obtiennent des rôles plus consistants et s’imposent comme des héros à part entière. Dans son introduction, claire et bien construite, Nicolas Livecchi retrace l’historique des représentations de l’enfance à l’écran. Cette évolution accompagne bien sûr les mutations sociales : après la Seconde Guerre mondiale, l’intérêt grandissant pour la figure de l’enfant au cinéma va de pair avec l’apparition de nouvelles pédagogies, le développement de la psychanalyse et surtout l’influence des théories de Françoise Dolto et Jean Piaget. Des premiers temps du muet aux teen-movies des années 2000, Nicolas Livecchi passe en revue un siècle d’avancées vers l’autonomie toujours plus forte des personnages enfantins. Il rappelle le tournant décisif opéré par The Kid de Charlie Chaplin (1921) et Visages d’enfants de Jacques Feyder (1923) qui offrent des rôles complexes à de très jeunes garçons, quand la production courante les reléguait jusqu’alors au rang de simple faire-valoir. L’auteur revient ensuite sur l’ère des babies-stars à Hollywood (Mickey Rooney, Shirley Temple…) ou l’apport du néo-réalisme italien. Il évoque rapidement quelques « cinéastes phares » de l’enfance (dont Yasujiro Ozu, Luigi Comencini ou Wim Wenders) et n’oublie pas de souligner l’importance de genres ou courants bien implantés, comme le fantastique espagnol ou l’école iranienne.
Après cette nécessaire remise en perspective, Nicolas Livecchi entre dans le vif de sa problématique : quelle est la spécificité du jeu chez l’enfant acteur ? En quoi son travail d’interprétation diffère-t-il de celui d’un adulte ou d’un non-professionnel ? Nicolas Livecchi remet en cause deux idées répandues : la première consiste à penser que pour tirer le meilleur d’un enfant, il suffit de le capter « au naturel », en le filmant de façon quasi documentaire (c’est par exemple la démarche qu’adopte Maurice Pialat avec son fils dans Le Garçu) ; la seconde considère qu’on peut manipuler les jeunes comédiens pour susciter chez eux de plus vives réactions – et ces procédés douteux ne sont pas l’apanage d’Hollywood, puisqu’on apprend ici comment Abbas Kiarostami aurait déchiré un polaroïd pour obtenir les pleurs d’un de ses petits acteurs ! Nicolas Livecchi plaide quant à lui pour une « troisième voie », « la plus à même de permettre à l’enfant un épanouissement possible dans le domaine du jeu » : il s’agit de l’engager dans la construction du film, de ne rien lui voler, mais au contraire de le respecter et d’exiger de lui un véritable effort. Prendre des images « sur le vif », cela signifie qu’on ne fait pas confiance à l’enfant ou qu’on ne sait pas comment le diriger. Faire couler ses larmes par un acte cruel ou un mensonge, cela suggère qu’on ne le croit pas capable de puiser en lui-même pour restituer des sentiments – bref, d’accomplir une performance de comédien. Selon Nicolas Livecchi, l’enfant dispose bel et bien de toutes ces aptitudes : il peut même appliquer inconsciemment la « méthode » de Stanislavski !
Mieux, l’enfant possède d’évidentes prédispositions pour jouer. Le double sens de ce mot permet à Nicolas Livecchi de rappeler combien le métier d’acteur est avant tout une activité ludique. Or le jeu est la forme d’expression privilégiée de l’enfant, qui n’hésite pas à mobiliser son énergie pour inventer un monde factice et s’abandonner aux plaisirs de l’illusion. Il paraît alors logique que l’enfant retrouve cette croyance « sur un plateau de cinéma, où chaque adulte présent, du réalisateur aux techniciens en passant par les autres acteurs, n’a de cesse de vouloir recréer cette fiction ». L’auteur constate toutefois que l’enfant n’est pas dupe de ces simulacres et qu’il distingue parfaitement imaginaire et réalité. Autrement dit, il peut dissocier le vécu et sa représentation, et se glisser dans la peau d’un personnage – avec suffisamment de sérieux pour s’y investir corps et âme, mais assez de recul pour ne pas s’y perdre. La psychanalyste Marie-Hélène Encrevé, qui a suivi le tournage de Ponette, affirme que la jeune Victoire Thivisol ne s’est jamais prise pour l’héroïne qu’elle incarne, parlant d’elle à la troisième personne : « si Victoire joue si bien Ponette, c’est parce qu’elle sait, elle, qu’elle ne l’est pas. »
Pour étudier concrètement le travail de l’enfant acteur, Nicolas Livecchi se focalise sur deux cinéastes : Steven Spielberg et Jacques Doillon. Pourquoi lier ces noms que tout oppose ? Avec malice, l’auteur estime dans son préambule que « l’étude du jeu d’acteur, discipline encore jeune et insoumise, permet justement de rompre avec une certaine tradition de l’analyse de film et de favoriser les rapprochements les plus iconoclastes. » Malgré leurs différences de style et d’univers, les deux réalisateurs ont commencé leur carrière dans les années 1970 – période où les sciences de l’éducation trouvent un véritable écho auprès du grand public, et où l’enfance s’impose enfin comme un sujet fétiche. D’E.T. à La Guerre des mondes pour l’un, d’Un sac de billes au tout récent Un enfant de toi pour l’autre, tous deux ont fait de cette thématique l’un des piliers de leur œuvre. Ils partagent une figure tutélaire commune, François Truffaut : acteur sur Rencontres du troisième type, il a soutenu le jeune Doillon à ses débuts et inoculé aux deux cinéastes le virus de l’enfance.
Si Truffaut est certainement un mentor, ce n’est pas un maître indéboulonnable, puisque Nicolas Livecchi s’applique à démontrer le gouffre qui le sépare de ses deux jeunes « disciples » en matière de direction d’acteurs. Pour étayer son point de vue, il décrypte L’Argent de poche, épingle sa vision naïve et son laxisme concernant l’interprétation. Selon lui, le film repose sur le découpage, qui comble artificiellement les lacunes du jeu des enfants, stéréotypé. Les choix de montage ou la post-synchronisation permettent de passer outre leurs défauts. Le metteur en scène compte sur la cinégénie de ses petits héros, qui cabotinent à loisir. Chez Truffaut, « l’enfant s’amuse : il ne joue pas ». Cette remarque lapidaire peut sembler dure, d’autant plus qu’elle fait l’impasse sur la performance de Jean-Pierre Léaud dans Les Quatre Cents Coups, dont le cas n’est guère développé. Elle a du moins le mérite de clarifier le propos de Nicolas Livecchi et de mettre en valeur les innovations franches de Spielberg et Doillon.
Chacun à leur manière, ils réclament à l’enfant acteur sa part de travail, le considèrent à l’égal d’un professionnel, tout en prenant en compte sa singularité. Si le tournage ressemble parfois à une colonie de vacances, cela reste une expérience rigoureuse. Pour Steven Spielberg, le casting se révèle une étape capitale, qui lui donne l’occasion de prouver son indéniable flair (il a lancé Drew Barrymore et Christian Bale) ou d’exploiter le talent précoce de comédiens déjà aguerris (Haley Joel Osment pour A.I., Dakota Fanning pour La Guerre des mondes). Sur le plateau, il cherche à les remettre dans un état d’urgence, alors même que le cadre s’avère contraignant (plans compliqués à installer, effets spéciaux délicats). Plongé au cœur d’une machinerie lourde, l’enfant acteur est le garant d’une émotion préservée. Pour garder cette fraîcheur intacte, Spielberg limite au maximum le nombre de prises. Il tente d’immerger ses comédiens dans la fiction, en associant étroitement leurs propres sentiments à ceux des personnages. Nicolas Livecchi explique qu’E.T. a été tourné dans la continuité de l’intrigue : petit à petit, les enfants se sont attachés à la marionnette ainsi qu’au reste de l’équipe, rendant la scène de la séparation finale d’autant plus déchirante qu’elle correspondait pour eux à de véritables adieux.
Jacques Doillon effectue de son côté une intense préparation en amont de ses films. Rencontrer de très nombreux enfants lui permet non seulement de trouver la perle rare, mais aussi de s’imprégner de leurs mots – ce qui l’aide par la suite à écrire les dialogues. Respectant lui aussi la chronologie du scénario lors du tournage, il dirige ses acteurs à l’oreille et n’hésite pas à filmer une quinzaine de fois la même scène. De cette obstination vient sans doute la grande réussite de Ponette. Victoire Thivisol, loin d’improviser ses répliques, peaufine toujours plus son rôle : elle se montre capable d’intégrer des consignes de jeu et d’apporter de fines nuances dans ses intonations. La force du film ne repose pas sur son seul « naturel » (méthode Pialat) ni sur des effets de mise en scène (méthode Truffaut) : elle vient d’un profond travail d’actrice, pris en charge par un cinéaste à l’écoute.
Avec ce livre instructif, complet et très documenté, Nicolas Livecchi a su mettre en lumière un art encore trop peu reconnu. Écrit dans une langue simple et fluide, il ne tombe jamais dans les travers de la glose universitaire et offre un vrai plaisir de lecture, agrémenté d’exemples et d’anecdotes, jusque dans son annexe, qui propose un panorama de « 25 kiddies du cinéma contemporain ».