Quelques semaines après la sortie de l’ouvrage d’Alain Brassart, L’Homosexualité dans le cinéma français, Didier Roth-Bettoni s’attaque à un projet encore plus ambitieux : retracer l’évolution de la représentation de l’homosexualité et des personnages homosexuels à travers toute l’histoire du cinéma mondial, de ses débuts à ses succès les plus récents. Si l’ouvrage s’encombre d’un militantisme qui manque parfois de subtilité pour proposer une analyse pertinente de certains films polémiques, il n’en reste pas moins une nouvelle référence tant il rassemble une quantité d’informations impressionnante.
Parce que le cinéma est toujours un excellent moyen de prendre la mesure de l’évolution des mœurs dans une société, Didier Roth-Bettoni, critique de cinéma, a choisi de s’intéresser à la question de la représentation de l’homosexualité au cinéma. Ce travail est d’autant plus conséquent que l’auteur a voulu à la fois couvrir l’ensemble du XXe siècle et ne se donner aucune limitation géographique. On imagine alors la somme de recherches que ce travail a dû nécessiter et les 750 pages de l’ouvrage – presque encyclopédique – sont là pour nous le rappeler. L’autre pari que relève admirablement Roth-Bettoni, c’est de ne pas avoir rendu son travail assommant, notamment grâce à la fluidité de son écriture et à la parfaite élaboration de son étude.
Pour rendre compte d’une amélioration ou d’une dégradation de la représentation de l’homosexualité dans le cinéma, il était difficilement envisageable de ne pas se plier à une étude chronologique. C’est donc en toute logique que l’auteur débute par une étude assez détaillée des œuvres réalisées aux États-Unis et en Europe entre 1895 et 1934, dans lesquelles on trouve une représentation de l’homosexualité ou, par extension, de l’ambiguïté sexuelle et du travestissement. S’il semble évident que la plupart de ces représentations ont pour but de donner une image négative de toute « déviance » sexuelle, il est intéressant de constater que l’on assiste pourtant à une véritable émergence de la question gay au sein du cinéma, que ce soit par l’éclosion de talents comme Rudolph Valentino, Louise Brooks, Jean Cocteau ou les succès rencontrés par les chefs d’œuvre de Leontine Sagan (Jeunes filles en uniforme, Allemagne, 1931), Josef von Sternberg (Morocco, États-Unis, 1931), James Whale (Frankenstein, Une soirée étrange, États-Unis, 1931 et 1932) ou encore Jean Vigo (Zéro de conduite, France, 1933). À cela s’ajoute toute une série de films méconnus, pour la plupart très difficiles à voir, que l’auteur rappelle à notre souvenir.
Tenant compte des événements historiques qui ont secoué les quatre coins du monde durant le siècle dernier, L’Homosexualité au cinéma pose clairement les années 1933 et 1934 comme celles de la rupture, ne permettant plus la moindre représentation de l’homosexualité dans la majeure partie des pays du monde. Outre l’Italie, déjà sous la coupe du dictateur Mussolini depuis de nombreuses années, l’Allemagne bascule dans le nazisme en 1933 et les États-Unis décident d’encadrer leur production cinématographique par le biais d’un code de censure particulièrement rude. À cela s’ajoutent l’Espagne qui entrera dans le franquisme quelques années plus tard, l’URSS toujours soumise à un régime clairement autoritaire et la Grande-Bretagne qui, si elle reste une démocratie, parvient difficilement à s’affranchir d’une morale victorienne particulièrement pesante. Du coup, c’est avec un certain étonnement qu’on découvre une France relativement tolérante qui devient alors l’un des seuls pays au monde où une personnification de l’homosexualité (même minime) devient possible. Les exemples les plus fameux en sont certainement Hôtel du Nord de Marcel Carné et La Règle du jeu de Jean Renoir.
Là où l’apport de l’auteur devient plus discutable est certainement sur cette période qui fut l’une des plus étudiées : les années 1930, 1940 et 1950 aux États-Unis où les réalisateurs durent faire preuve d’une inventivité incroyable pour traiter, d’une manière ou d’une autre, de sujets que le Code Hays rejetait catégoriquement. Si certains de ces films ont construit leur réputation sur leur évidente ambigüité, l’analyse qu’en fait Didier Roth-Bettoni a également des difficultés à se départir d’un discours ambivalent. S’il est clair que certaines œuvres n’ont pas pour ambition de donner une image positive de l’homosexualité, l’auteur entretient une confusion autour de trois films importants (Thé et sympathie de Vincente Minnelli, Soudain l’été dernier de Joseph L. Mankiewicz et La Rumeur de William Wyler) ne nous permettant pas de savoir s’il dénonce l’homophobie de ceux-ci (ce qui est contestable dans la mesure où ces trois réalisateurs ont toujours fait preuve d’un progressisme évident) ou s’il s’indigne devant la représentation d’un quotidien sordide subi par les homosexuels de cette époque. Que le militantisme de Roth-Bettoni se traduise par la volonté de montrer que le bonheur est une donnée dont ne sont pas systématiquement exclus les homosexuels, c’est une chose, que des réalisateurs choisissent de montrer au spectateur en quoi leur société fait preuve d’une très grande intolérance envers tout ce qui ne correspond pas à la norme, c’est une démarche tout aussi recevable. Ce qui est intéressant dans les cas de Thé et Sympathie et de La Rumeur, c’est que l’homophobie est très clairement née ici d’un délire collectif qui ne trouve aucun fondement dans la réalité. Et si les personnages victimes de cette haine (John Kerr pour le premier, Audrey Hepburn pour le second) ne sont pas homosexuels, cela ne veut pas pour autant dire que les réalisateurs tentaient de leur trouver une excuse pour susciter davantage l’empathie du spectateur, mais qu’il s’agissait bien là d’une volonté de saper les règles normatives en démontrant en quoi leurs fondements ne reposaient sur rien, sinon la suspicion. Peut-être aurait-il alors fallu à l’auteur un espace supplémentaire pour développer, de manière un peu plus convaincante, certaines analyses qui se résument bien trop souvent à des « abject » et « détestable » qui n’apportent aucune plus-value à l’admirable travail de recherche que constitue cet ouvrage, mais qui traduisent surtout la volonté moins appréciable de l’auteur de ranger les films en deux catégories : ceux qui sont « pour » et ceux qui sont « contre » les homosexuels.
Mis à part ces quelques bémols, l’autre grande qualité du livre est de n’avoir laissé aucun genre de côté (y compris le cinéma underground et la pornographie à laquelle l’auteur consacre quelques paragraphes). Ainsi, depuis le début des années 1960 et l’assouplissement des règles de représentation de l’homosexualité, bon nombre de films ont inclus un questionnement sur le genre, que ce soit de manière inédite (Fassbinder en Allemagne, Almodóvar en Espagne, Gus Van Sant, Todd Haynes et Gregg Araki aux États-Unis) ou en recyclant avec plus ou moins d’habileté les clichés réservés aux homosexuels. En France, l’auteur revient avec une certaine tendresse sur La Cage aux folles, Papy fait de la résistance ou encore Le Père Noël est une ordure en montrant en quoi ces films, qu’on n’attendait pas forcément sur ce point, font preuve d’un regard relativement nouveau sur la question. Avec cet ouvrage particulièrement complet, Didier Roth-Bettoni nous livre ici une référence qui pourra encore nourrir de nombreux débats. En un mot : indispensable pour qui s’intéresse à la question.