S’appuyant sur de nombreuses sources inédites, l’ancien producteur américain Steven Bach se livre à une enquête historique abondamment documentée qui dévoile les mensonges et les dissimulations de celle qui fut surnommée « la cinéaste d’Hitler ». Ambitieuse, manipulatrice et opportuniste, Leni Riefenstahl aimait les hommes, le pouvoir et l’argent. Elle se rêva d’abord danseuse puis actrice dans le Berlin des années 1920 (Chemins vers la force et la beauté de Wilhelm Prager) avant de devenir l’égérie du régime nazi.
C’est le réalisateur Arnold Fanck qui, en 1925, fait de la très sportive Leni la star du cinéma « montagnard » allemand avec La Montagne sacrée. Suivent Le Grand Saut (1927), Prisonniers de la montagne (1929), Tempête sur le Mont-Blanc (1930), Ivresse blanche (1931) et SOS Iceberg (1933). Leni Riefenstahl ne se satisfait pas longtemps de cette forme de célébrité qu’elle sait aussi éphémère que sa propre jeunesse. Avec l’aide de l’écrivain hongrois Béla Balázs (victime de l’antisémitisme, il fuit l’Allemagne sans être payé pour son travail, son nom disparaît finalement du générique), elle écrit le scénario de La Lumière bleue qui s’inspire de l’atmosphère des films de Fanck. Empreint d’un mysticisme et d’un passéisme kitsch qui ne sont pas s’en rappeler la thématique fasciste, le film rencontre un certain succès public et éveille l’intérêt d’Adolf Hitler. Goebbels suggère alors à Leni de réaliser un film sur le Führer.
Leni Riefenstahl entame donc le « Triptyque de Nuremberg » par La Victoire de la foi (1933), documentaire consacré au congrès du parti national-socialiste, premier « rassemblement de la victoire du parti du Reich ». Pour le parti nazi il s’agit surtout de donner aux Allemands (20 millions de spectateurs) une image rassurante du leader du IIIe Reich et de célébrer la « nouvelle Allemagne ». Mais déjà, certains spectateurs avisés comme Le London Observer ne s’y trompent pas en qualifiant le résultat de « longue apothéose de l’esprit césariste » et forment le vœu que « ce film soit projeté dans tous les cinémas en dehors d’Allemagne, si l’on veut comprendre l’ivresse qui s’est emparée du pays ces derniers temps. » On sait qu’il n’en a rien été. L’année suivante, la Wehrmacht, quasi absente de La Victoire de la foi afin d’occulter la montée en puissance militaire de l’Allemagne qui, en vertu des dispositions du traité de Versailles, ne devait pas disposer d’une armée de plus de 100~000 hommes, célèbre sa résurrection grâce à Leni Riefenstahl. Si Le Jour de la liberté est pour sa réalisatrice une œuvre mineure mettant essentiellement en scène des manœuvres militaires dont le fameux et prémonitoire entraînement de l’aviation reproduisant une svastika dans le ciel allemand, on observe déjà une grande maîtrise du rythme et des techniques de cadrage qu’elle développera par la suite. Quelques mois plus tard, Le Triomphe de la volonté (sur le congrès annuel du parti nazi) vient clore la série. Véritable culte rendu au Führer et pur produit de la propagande nazie comme l’atteste Joseph Goebbels dans son journal : « quiconque a vu le visage du Führer dans Le Triomphe de la volonté, ne peut l’oublier. Cette image le hantera jour et nuit et restera gravée dans son âme. » Il n’y a vraiment que sa réalisatrice pour feindre de croire que « ce film […] c’est de l’histoire. Un pur film historique ». En 2002, deux auteurs allemands se penchant sur la trajectoire de Leni Riefenstahl soulignent qu’« aucun autre film n’a formé autant notre impression visuelle de ce qu’était le national-socialiste » (Jürgen Trimborn Riefenstahl – Eine deutsche Karriere) et démontrent combien ce film est « une belle “imposture” avec laquelle les nazis et leur aide Riefenstahl tentaient de tromper le public » (Lutz Kinkel Die Scheinwerferin – Leni Riefanstahl und das Dritte Reich).
Le choix de Berlin comme ville d’accueil des Jeux olympiques se fait dès 1931 bien avant l’arrivée au pouvoir d’Hitler. En 1936, des mouvements de boycott s’organisent en Suède, aux Pays-Bas et aux États-Unis surtout quand Theodor Lewald, président du Comité Olympique allemand, est destitué en raison de ses origines juives. Financé par les fonds personnels d’Hitler (budget pharaonique pour l’époque de 1,5 million de reichsmarks dont le sixième destiné directement à la réalisatrice) via la société écran Olympia-Film dont Leni et son frère Heinz sont les seuls actionnaires car, comme le précise un document interne du ministère de Propagande, « Le Reich ne souhaite pas être ouvertement considéré comme le producteur du film ». En conflit avec Goebbels, ministre de la Propagande, qui note dans son journal : « j’ai passé un savon à Riefenstahl pour son comportement inqualifiable [elle avait insulté un arbitre] cette femme est une hystérique ». Leni reste avant tout une actrice qui n’hésite pas à passer de la colère aux larmes pour obtenir ce qu’elle veut. Ainsi lorsque le même Goebbels demande un audit surprise des dépenses engendrées par le tournage des Dieux du stade, elle sollicite un entretien auprès d’Hitler et obtient non seulement une rallonge de 500~000 reichsmarks mais aussi que ce soit Hess qui supervise son travail et ce en dépit des nombreuses irrégularités financières constatées.
Filmer les jeux olympiques est d’abord un véritable défi logistique (couverture de 136 événements sportifs) qui nécessite des innovations techniques comme la création d’un caisson submersible afin de filmer en un seul plan (hors de l’eau puis sous l’eau) une compétition de plongée. Les caméras sont alors peu maniables, les 45 cadreurs disposent chacun de stocks impressionnants de pellicules afin de s’adapter aux variations inhérentes à la lumière naturelle. Hans Ertl témoigne : « égocentrique, comme c’est sa nature, elle ne cessait d’enquiquiner le public et, pour être franc certains de ses collaborateurs par ce qu’elle courait […] d’une caméra à l’autre, et avec de grands gestes, faisant comme si elle était une vraie réalisatrice qui donne des directives ». Une préparation de plusieurs mois n’empêche pas le retournage de certaines scènes (saut à la perche ou en longueur) des heures après la compétition officielle dans un stade déserté par ses spectateurs. À l’heure du montage Leni Riefenstahl dispose de plus de 400 km de films soit plus de 250 heures de prises de vues mêlant entraînements, sélections et compétitions, mais le son directement enregistré s’avère inexploitable et doit être intégralement reconstitué, un véritable exploit technique puisque la bande magnétique n’est pas encore disponible.
L’ouverture sur fondu enchaîné de statues grecques et de corps d’athlètes vivants, (l’athlète Erwin Huber est ainsi substitué au discobole de Myron) où Sadoul verra « tout le mauvais goût de la réalisatrice et du régime », montre une carte d’Europe marquée d’une croix gammée pour se terminer par un gros plan d’Hitler. Les Dieux du stade trace le portrait retouché et flatteur de la nouvelle Allemagne, une démonstration aux yeux des spectateurs du monde entier de la modernité, de la valeur et de la bonne volonté du pays et de ses dirigeants. Présentés à Berlin le 20 avril 1938, jour du 49e anniversaire d’Hitler et en présence de diplomates étrangers, Les Dieux du stade font de Leni Riefenstahl la femme la plus célèbre de l’Allemagne nazie. Elle se voit décerner le grand prix du cinéma allemand et le premier prix du festival de Venise de 1938 [la Coupe Mussolini] au détriment du Quai des brumes (Marcel Carné) et de Blanche-Neige et les 7 Nains (Walt Disney). Le ministère de la Propagande lui octroie aussi une prime de 100 000 marks et paye le voyage qu’elle entreprend aux États-Unis à l’automne. C’était sans compter la mobilisation de la Ligue antinazie de Hollywood qui finance la parution dans le Daily Variety et le Hollywood Reporter d’une mise en garde doublé d’un appel à l’embargo : « Il n’y a aucune place à Hollywood pour Leni Riefenstahl […] fermez vos portes à tous les agents nazis. » Une projection est tout de même organisée à Los Angeles en décembre mais Les Dieux du stade ne trouveront aucun distributeur dans l’espace anglophone. Leni rentre à Berlin où elle se présente en martyr et en antisémite notoire : « à Hollywood, naturellement, je me suis heurtée à la résistance des juifs […] de nombreux réalisateurs américains n’ont pas osé me recevoir en raison de leur dépendance à l’égard des financiers juifs ». En 1942, les Dieux du stade deviennent officiellement propriété du Reich. Depuis 2003, le Comité International Olympique détient des droits du film.
Habituée de Berchtesgaden, Léni prétendit plus tard n’avoir eu alors aucune conscience de l’imminence de la guerre. Elle saute cependant sur l’occasion pour obtenir d’Hitler et de Goebbels le statut de correspondant de guerre au sein de sa propre unité spéciale photographique afin de « suivre le Führer à la trace ». En septembre 1939, elle se trouve à Konskie en Pologne le jour où une trentaine de civils juifs sont fusillés. Elle n’en aurait rien su : « en Pologne je n’ai jamais vu le moindre cadavre, ni celui d’un militaire, ni celui d’un civil ». Une photographie saisit pourtant sa présence au milieu de soldats à l’instant même de la tuerie et son opérateur radio de l’époque soutient qu’elle « a voulu filmer les 20 à 30 juifs qui creusaient une tombe devant l’église […] elle a vu le massacre se produire ». Quelques jours plus tard elle démissionne et rentre à Berlin. Le commencement de la guerre signifie avant tout pour Leni Riefenstahl, l’enterrement définitif du projet Penthésilée (reine mythique des amazones qu’elle voulait aussi interpréter) en germe depuis 1935 car le Reich a désormais d’autres priorités financières. Elle se concentre alors sur Tiefland (financé sur les fonds personnels d’Hitler), une des productions les plus longues (cinq ans) et les plus chères (5 millions de marks) du cinéma allemand. Initialement prévu en Espagne, le tournage s’effectue en partie dans les Alpes. Malgré ses démentis, Leni recrute ses « figurants espagnols » bénévoles dans les camps de détention pour Tsiganes allemands de Maxglan et de Marzahn. « Nous étions tous là, dans le camp. Elle est arrivée avec la police et a choisi des gens » témoigne Rosa Winter. Le tournage terminé, ces travailleurs forcés sont renvoyés dans leur antichambre de la mort. En 2002, les quelques rescapés lui intenteront un procès.
La défaite allemande entraîne la disparition de ses protecteurs. Arrêtée à plusieurs reprises par les Américains, elle s’évade et finit par rejoindre sa maison de Kitzbühel où les troupes alliées sont installées. Elle est emprisonnée, interrogée, confrontée aux images de la Shoah et déclare n’avoir « jamais pensé à la politique du Führer » et eu pour seule conviction « [sa] conception de l’art auquel [elle s’est] consacré et pour lequel [elle a] vécu ». Apolitisme confinant à la candeur et indépendance artistique farouche seront ses deux axes de défense pendant les décennies à venir chaque fois qu’elle aura à s’expliquer dans la presse ou devant les tribunaux : elle admirait Hitler en tant qu’homme et n’a jamais servi que sa propre vision artistique. A peine libérée, elle est reprise et questionnée cette fois par l’armée française. Elle se voit assignée à résidence et privée de ressources financières par la mise sous séquestre de ses comptes bancaires y compris l’argent de la production de Tiefland. De 1948 à 1949, elle est entendue au cours de trois audiences en dénazification chargées d’évaluer son degré de complicité avec le régime hitlérien et, si la première souligne l’absence de preuves, la troisième la qualifie de « compagnon de route », terme infamant pour Leni Riefenstahl mais verdict pour le moins indulgent qui ne lui confère aucune obligation et ne lui interdit pas de reprendre ses activités professionnelles.
Elle tente alors de prendre de la distance vis à vis de son passé en effectuant plusieurs voyages en Afrique dont elle essaye à deux reprises de tirer un documentaire notamment sur la tribu soudanaise Nouba. Elle abandonne pour un temps ses activités cinématographiques pour se tourner vers le reportage photographique sur le Soudan puis sur la faune sous-marine. Toujours en quête d’autojustification, elle publie en 1987 ses Mémoires traduits en français dix ans plus tard chez Grasset où elle affirme sans ambages : « aucun doute, aucun scrupule, aucune ombre, aucune hésitation n’entachait ma créativité ». L’année de son centième anniversaire, elle revient sur les écrans avec Impressions sous-marines. Elle s’éteint en 2003. Aucun représentant officiel ne vient à son enterrement et le ministère allemand de la Culture tient cependant à préciser que : « Leni Riefenstahl symbolise la destinée d’un artiste allemand au XXe siècle, tant par sa vision artistique révolutionnaire que par son aveuglement et ses engouements politiques […] sa carrière montre également qu’on ne peut mener une vie honnête au service du mensonge, et que l’art n’est jamais apolitique ».
Son sens remarquable du cadre (référence pour la photographie sportive) et du montage ne doivent pas faire oublier que « L’art de Leni était hypnotique et trompeur… expression parfaite de la machine de manipulation qu’il glorifie ». Selon David Thomson, ses films sont « les fruits les plus purs et les plus fascinants du tempérament fasciste – triomphants, sûrs d’eux-mêmes et effroyables » au service d’un monde d’ordre et de soumission peuplé de masses obéissantes. « De quoi suis-je coupable ? » sera toujours le leitmotiv de Leni Riefenstahl alors même qu’elle a pris une part active et volontaire dans l’endoctrinement de masse voulu par les dirigeants nazis en donnant d’un régime autoritaire et raciste une image publique respectable et par la même fallacieuse et séduisante.
Artiste controversée, Leni Riefenstahl prétendra toute sa vie ne s’être intéressée qu’à la beauté et à l’art et attaquera en diffamation quiconque tentera de prouver sa collaboration zélée régime hitlérien. Naïveté idéologique de façade pour celle qui écrivit : « La plus grande Allemagne est devenue une réalité ; nous l’avons vue se développer d’année en année avec une conviction et une émotion croissantes. Le créateur de la plus grande Allemagne est en même temps son plus grand artiste ». Elle ne peut avoir ignoré que l’industrie cinématographique allemande a été la première à subir les ravages de « l’épuration » entraînant l’exil de nombreux réalisateurs, acteurs et techniciens. Elle a toujours affirmé ne pas avoir vu, ne pas avoir su (elle a pourtant obtenu son certificat d’aryanité en substituant à sa mère biologique d’origine juive, une belle-mère plus conforme aux critères nazis). Soit. Mais il y a tout de même une nette différence entre être aveugle et choisir de se voiler la face. Aussi, rendre ses films « invisibles » (non distribués en France, si vous voulez vous les procurer il faudra les importer du Japon ou des États-Unis) c’est contribuer à nourrir et enrichir la légende d’artiste damnée et donc fascinante de la réalisatrice. Steven Bach démonte patiemment le mythe en nous traçant le portrait sans fard et sans concession d’une femme qui n’a jamais été victime que de sa propre vanité.