Cette année célèbre les vingt ans de la disparition d’un des plus grands acteurs du monde, Marcello Mastroianni. Jean A. Gili, spécialiste du cinéma italien, s’est penché sur cette figure incontournable du Septième Art transalpin et international. Mais comment aborder une telle carrière, couronnée de multiples prix, dont deux d’interprétation masculine au festival de Cannes ? Comment cerner une filmographie de cent quarante films, modelée par les petits comme les plus grands noms de la mise en scène ? Marcello a tourné avec le gotha italien, Fellini, Antonioni, Cavani, Visconti, de Sica, Scola, les Taviani, avec les Français Louis Malle, Jacques Demy, Bertrand Blier, Agnès Varda, et sous la direction de Jules Dassin, Roman Polanski, John Boorman, Nikita Mikhalkov, Theo Angelopoulos, Robert Altman, Raoul Ruiz… Des années 1940 à son dernier film en 1997 (Voyage au début du monde de Manoel de Oliveira), le cinéma a côtoyé Marcello durant près de 60 ans, le plus souvent dans des premiers rôles.
L’enfant du cinéma
L’auteur a opté pour une approche chronologique, divisant son livre en chapitres comme autant de décennies que l’acteur a traversé entre mélancolie et insouciance. Le découpage est d’autant plus justifié que chaque période s’ouvre sur un film clé : Dimanche d’août (Luciano Emmer, 1950), La Dolce Vita (Federico Fellini, 1960), Drame de la jalousie (Ettore Scola, 1970), La Cité des femmes (Federico Fellini, 1980), Ils vont tous bien (Giuseppe Tornatore, 1990). L’ensemble est ponctué de témoignages de collaborateurs et amis, Fellini bien sûr, Sophia Loren, Anouk Aimée, Marco Bellocchio, Melvil Poupaud ou encore Jacques Perrin, son partenaire dans Journal intime (Valerio Zurlini, 1962) qui signe également la préface. On frôlerait l’hagiographie si l’approche factuelle de Gili ne ramenait pas les éloges à une réalité tissée de succès et d’admiration tant publique que critique ou professionnelle. Il y a bien un mythe Marcello, qui lui-même n’a rien de fictif. Les photos de l’ouvrage, richement illustré, rappellent à nos mémoires ce qu’il faut bien reconnaître comme la carrière remarquable d’un immense comédien déclinée en une multitude d’incarnations.
Chacun souligne la générosité de l’acteur, son professionnalisme et une méthode de travail étonnamment spontanée. Marcello Mastroianni n’affectionnait pas beaucoup les acteurs qui entraient des mois à l’avance dans la peau de leur personnage, lui qui était capable de passer d’un état à un autre en un éclair. Revient souvent pour le décrire un terme, auquel lui-même avait recours : l’enfant. « Le métier de l’acteur – confiait-il – est un métier de menteur qui permet de continuer à faire l’enfant pendant toute la vie. » Tous lui prêtent cet état sans en faire un synonyme de puérilité, mais pour témoigner au contraire de son insatiable curiosité et d’une légèreté sincère et instinctive en ce qu’elle refuse toute appréhension psychologique du personnage.
La masculinité en crise
À son image, l’ouvrage de Jean Gili évite de théoriser. Son livre n’esquisse pas moins en filigrane la politique d’un acteur. Mastroianni incarna un révolutionnaire infidèle à sa cause, un acteur de seconde zone, un journaliste désenchanté, un homme politique réfugié, un père alcoolique, un apiculteur grec et même un homme enceint… Sa palette de personnages affiche un goût pour l’ambivalence, les tourments d’hommes en décalage avec le monde, la tentation du grotesque (le portant souvent vers les comédies amères), les figures de petitesse et de veulerie ridicule, les types ordinaires, tantôt lunaires, tantôt pathétiques, les ingénus à la mélancolie rarement dénuée d’humour. Derrière ses choix se révèle une ambition, celle de déconstruire cette image de latin lover qu’il exécrait et qui lui colle à la peau dès La Dolce Vita. Cette première collaboration avec Fellini (quatre suivront entre 1963 et 1987, sans compter le projet avorté du Voyage de G. Mastorna) marque la consécration de l’icône Marcello après une quarantaine de films en une quinzaine d’années. Face à Anita Ekberg, il incarne un mâle moins conquérant que victime, entre nonchalance charmeuse et désenchantement. Marcello devient d’emblée l’homme à femmes, le séducteur partageant l’affiche et parfois le lit des plus grandes vedettes féminines : Sophia Loren, Monica Vitti, Silvana Mangano, Ornella Muti, Marina Vlady, Brigitte Bardot, Jeanne Moreau, Catherine Deneuve, Faye Dunaway, Ursula Andress, Romy Schneider, Julie Andrews…
La mise en faillite de cette masculinité italienne perçue comme une masculinité idéale européenne revient au fil des pages comme le leitmotiv qui a gouverné les choix de ses rôles : dès 1960 dans Le Bel Antonio face à Claudia Cardinale sous la direction de Mauro Bolognini, dans le Casanova ’70 de Mario Monicelli où il offre la version caricaturale d’un séducteur à la libido chancelante, en anti-séducteur dans Drame de la jalousie d’Ettore Scola (1970), en latin lover crétin dans Quoi ? de Polanski (1973) ou en Casanova délabré toujours chez Scola dans La Nuit de Varennes (1983). L’acteur opte régulièrement pour des rôles d’impuissants ou de frustrés sexuels, faisant de ses déboires avec la gent féminine le grand sujet du corpus mastroiannien. Le livre de Gili fait partie de ses ouvrages qui, depuis la proposition de Luc Moullet en 1993 dans Politique des acteurs, décalent le processus créatif cinématographique du réalisateur vers l’acteur, dépassant la simple biographie pour déceler, derrière les faits, les flux et reflux d’une filmographie incarnée et ébranler le fondement cinéphilique de la politique des auteurs.
L’art de vieillir
On regrette cependant que Gili n’en dise pas un peu plus sur la persistance de cette image malgré l’entreprise de démolition orchestrée par le comédien. Mais l’âge, l’autre axe obsédant de cette filmographie, répond peut-être, l’air de rien, à cette lacune. Jean Gili rappelle dès l’introduction que cette question du temps qui passe sur le corps et le visage de l’acteur a façonné l’évolution d’un jeu capable de s’adapter à son mûrissement puis son vieillissement. Du quadragénaire immature de Huit et demi au vieux professeur dans la pièce de théâtre à succès Les Dernières Lunes de Furio Bordon, dans les derniers mois de sa vie, Mastroianni a toujours affectionné les personnages âgés, refusant de se rajeunir, prenant même les devants du temps pour incarner des hommes plus âgés que lui, comme ce vieil italien marginalisé de Rêve de singe de Ferreri (1978) aux cotés de Depardieu ou le cabot de Ginger et Fred de Fellini (1985). Ce penchant pour une maturité entre séduction, lassitude et drôlerie un brin pathétique personnifie une forme de sagesse par laquelle pourrait avoir perduré l’aura magnétique de Marcello. Son art de vieillir a su proposer une masculinité moderne, décontextualisée, humble et un peu paumée, capable de donner de l’épaisseur aux ratés comme d’affiner la superbe des sublimes, pour les ramener toujours à une échelle humaine.