Éloge de l’épure
Qu’ont en commun Béla Tarr, Bruno Dumont, Pedro Costa, Wang Bing, Alain Cavalier, Sharunas Bartas, Lisandro Alonso, Tsai Ming Liang ou encore Carlos Reygadas ? Le rapprochement entre ces cinéastes contemporains tient, selon Antony Fiant, en un geste, qu’il qualifie de « soustractif ». Derrière ce terme mathématique, un peu froid, qui semble de prime abord éloigné des démarches indéniablement poétiques de ces cinéastes, il y a bien une opération, une logique. Tant esthétique que dramaturgique, elle tient de l’épure et de la minoration : moins d’histoire, de décors, de plans, de dialogues, de rythme, des personnages moins déterminés . Ce travail d’élagage se veut le résultat d’une réticence envers les préceptes élaborés et adoptés par le septième art à son âge classique.
L’ouvrage de Fiant dresse donc un premier bilan sur l’orientation minimaliste du cinéma contemporain, lequel a souvent la faveur des festivals – voir les Palmes d’or pour Winter Sleep ou Oncle Boonmee, les Lions d’or accordés au Faust de Sokourov ou à Somewhere de Sofia Coppola – mais connaît encore de virulents détracteurs. On se souvient, à cet égard, de l’édito indigné de Jean-Michel Frodon qualifiant de « dégueulasse » les rumeurs de « film de festival » entendues au sein des instances financières (commissions du CNC et autres comités des chaines de télé). Elles dénigraient ce que Thoret résuma en un « académisme d’auteur » amalgamant l’épure et le rien, la contemplation et l’ennui, le vide et la raréfaction. Si Thoret ne voit dans ce cinéma soustractif que le négatif parfait du cinéma industriel – le second accélère quand le premier ralentit –, Fiant dépasse cette observation trop simpliste pour examiner, en neuf chapitres, ce qui unit et distingue les gestes soustractifs d’une quinzaine de cinéastes derrière leur volonté commune d’épurer.
Résistance
L’auteur étudie ainsi la remise en cause du récit, le repli sur soi des personnages, la cruauté, le mutisme ou les suggestions du passé. Se dégage des analyses filmiques succinctes des nuances permettant de différencier les autoportraits de Cavalier et Akerman, ou le « cadre géométrique » de Reygadas ou de Costa du « cadre physique » d’un Bartas ou d’un Béla Tarr. L’« éloge » de Fiant – qu’il n’hésite pas à égratigner en alertant sur le risque de la posture maniériste, chez Tsai Ming Liang notamment – démontrent que ces films ne sauraient être réduits à un simple miroir inversé des procédés classiques, encore moins à une figure de style ou un simple thème, mais font acte de « résistance ». Le terme est lâché très vite, dès le premier paragraphe de cet essai synthétique – 200 pages. On le lisait déjà dans les belles pages de l’anthropologue Laplantine consacrées au cinéma « modeste » que Fiant ne manque pas de citer, de même que les écrits de Sabouraud sur le « cinéma a minima » publié chez Trafic – où Fiant proposa les prémices de ses théories sur ce qu’il appelait alors « les films gueules de bois ».
Pour un cinéma contemporain soustractif ramène même habilement la question du scénario et de la puissance de fiction au cœur de l’image. Car ces films racontent bien une histoire, voire une Histoire. Il convient de voir leur volonté soustractive comme une modalité de la représentation par laquelle le cinéma pense l’homme et le monde, comme des objets poétiques, politiques et anthropologiques. En cela, Fiant inscrit sa thèse dans les pensées de philosophes qui pensent avec le cinéma, sans le considérer comme l’objet illustratif d’une pensée éclose en ses marges. Jacques Rancière et Jean-Louis Comolli sont ainsi régulièrement conviés pour soutenir l’idée d’une résistance au spectacle et d’une émancipation du spectateur. Car soustraire, c’est permettre à ce dernier de perdre ses repères pour favoriser sa responsabilité critique.
Lacunes
Mais soustraire, c’est également faire l’économie, et on regrette que cet ouvrage – certes publié dans la collection « Esthétique hors cadre » des Presses Universitaires de Vincennes – fasse l’impasse sur l’impact des conditions de production et de distribution de ces films sur leur esthétique modeste. On regrette également que l’ouvrage évacue dès l’entame le cinéma américain. Quid de Gus Van Sant – Gerry ! – ou de Sofia Coppola qui qualifiait elle-même son Somewhere de modeste, silencieux et minimaliste ? Quid, même, de la quête d’épure de Gravity qui replace la résistance minimaliste au cœur même du cinéma hollywoodien ?
Fiant voit dans ce geste soustractif un prolongement exacerbé des principes modernes visant à (re)donner foi au monde, que Deleuze, omniprésent ici, lisait déjà dans le cinéma d’après-guerre. L’auteur, qui pourtant cite Bresson, Robbe-Grillet ou Antonioni, aurait gagné à expliciter davantage ce qui différencie un Duras du cinéma contemporain, les premiers Wiseman de Cavalier, ou un Akerman des seventies de sa pratique contemporaine de l’élagage. C’est que Fiant s’est fixé une borne peut-être trop définitive, l’année 2000, alors même que les cinéastes cités ont souvent commencé ce travail d’épure avant elle. L’enjeu deviendrait même pertinent en ce que ce geste soustractif serait vu comme une intensification de l’abstinence moderne, voire une saturation mondialisée de vide, un surplus de moins. Il n’en reste pas moins que, tout comme les carences volontaires de ces films émancipent le spectateur, ces manques laissent au lecteur le moyen de se positionner dans les débats sur le cinéma en train de se faire.