Sous la direction de Jacques Déniel et Pierre Gabaston, un brillant ouvrage consacré à Jean-Pierre Melville et à ses films, qui allie analyses et enthousiasme, une belle iconographie, et, éclatant de toute part, du style.
Coédition entre le cinéma Jean-Vigo (qui programma en 2008 une rétrospective Jean-Pierre Melville), et les éditions Yellow Now, Riffs pour Melville pourrait presque être un livre de famille, évidemment plus près de la pègre que de la famille bourgeoise. À la lecture de l’ouvrage, on a l’impression très nette qu’il existe, au sein de la cinéphilie, une véritable communauté melvillienne, une sorte de société secrète dont les membres peuvent communiquer entre eux par des signes de connivence discrets, tout en restant anonymes. Tel, dans le merveilleux article de Pierre Gabaston (Manières de Melville), l’imperméable Aquascutum : « Arrangez-vous (si possible) pour croiser Noël Simsolo un jour de pluie ; sur les grands boulevards, sortant du Max Linder Panorama, par exemple. Observez-le (discrètement). Signe qui ne trompe pas, lui aussi endosse un Aquascutum. » Et nous de se dire, devant la liste des auteurs : « Tiens, Bergala ! ainsi donc, lui aussi ?» Car il y a comme une discrétion de principe des amoureux de Melville, une forme d’élégance. Me touche l’absolue proximité des textes (la 4ème de couverture parle d’« improvisation », modestie et discrétion, encore) avec le cinéma de Melville, comme si s’élaborait, ça et là, une secrète bourse d’échange du style. Comme si le style melvillien favorisait (tel celui de Godard le sens de la formule et le démon de l’analogie) une certaine brièveté des phrases, aux incises courtes, une frappe rapide et sourde (on aurait envie d’ajouter : la petite « frappe » de Melville).
« Par-dessus tout, évidente, cette première dualité. D’une part, la compression ou la réduction, d’où l’aspect bressonnien ; d’autre part, l’élongation ou exacerbation, d’où l’aspect maniériste. Ainsi déjà dans le Silence de la mer : sécheresse et dureté, butée sur un bloc, en long huis clos épuisant. Ainsi encore et a fortiori dans Un flic : la séquence d’ouverture, un hold-up dans une banque, à la fois réduite à l’essentielle et étirée à l’extrême. » Fabrice Revault (Hard and Soft, p.19) résume tout aussi bien pour Melville que les textes de cet ouvrage une certaine manière de se comporter face à un certain événement (filmer un braquage ou parler d’un film). Les textes de Riffs pour Melville, en ce sens, sont admirablement écrits. Une mention particulière à Pierre Gabaston, très impressionnant d’érudition et de panache.
Pas de mise à distance du cinéastes ni à l’inverse de délire subjectif : Melville semble apprendre à ses spectateurs une sorte d’art de la mesure. Si la comparaison Bresson/Melville parcourt la plupart des interventions, c’est aussi parce que ces cinéastes ont su mieux que quiconque élaborer un tempo à la fois attentif et tranchant : « Il m’arrive parfois de lire : “Melville bressonise.” Je suis désolé, c’est toujours Bresson qui a melvilisé !…» disait ironiquement le cinéaste.
La différence fondamentale entre les deux cinéastes, sans chercher du côté de la caméra, tient à ceux qui sont filmés. La place des femmes et des hommes se distribue chez Melville et Bresson de manière radicalement opposée. Les auteurs insistent sur les composantes homosexuelles, ou plutôt « homophile » du cinéma de Melville, où la place de la femme, à tous égards, est très problématique (hors et dans la fiction). D’où, avec la sexualité en arrière-plan, un « il est trop tard pour les sentiments » (Marcos Uzal, Trop tard, trop tard), où les personnage n’accèdent à la véritable rencontre que par le prisme de la fidélité ou la trahison (Jean-Marie Samocki), tandis que la seule conclusion possible reste la mort. Trop tard encore pour les regrets, la mélancolie vient avant. Et si les personnages peuvent gagner forme humaine, remarque finement Marcos Uzal, c’est qu’ « il y a essentiellement une fêlure dans le cinéma de Melville, un point par lequel la froide mécanique s’humanise totalement jusqu’à parfois devenir, mine de rien, bouleversante : le regard des acteurs. » (p.18)
Et le livre de développer, en son centre, un ensemble de planches iconographiques d’une grande beauté. À la fois fétichisme des images (et des souvenirs), mais aussi belle émotion de ces regards perdus. Personnages entièrement soutenus par ce paradoxe : « ils leur est impossible de faire croire que ce qu’ils sont (intériorité) n’est pas ce qu’ils sont (extériorité). Leurs mensonges (leur inventivité) ressemblent à s’y méprendre à la vérité. » (Pierre Gabaston, introduction)
Mais le grand Autre, chez Melville, si ce n’est pas l’adversaire, c’est l’histoire. « Melville, c’est à la fois l’ébauche de “l’image-temps” et la nostalgie de “l’image-action” de l’histoire, du cinéma d’avant. » (Frédéric Sabouraud, Le Cinéma comme crime parfait, p.58). L’histoire concerne aussi bien la résistance de Melville durant l’occupation allemande et les films qui en découlent, que ses rapports complexes avec la Nouvelle Vague (Pierre Gabaston, en introduction, et Alain Bergala, De l’acteur). Melville : le travail du temps sous-tendu par le maniérisme. À la fois l’hermétisme (à tous points de vue) de l’histoire, en même temps que les trous d’air, les ventricules de « l’humain trop humain ».
De l’œuvre à l’homme, et même si les textes l’abordent également, les entretiens en assurent la passation. On y apprendra l’étrangeté du cinéaste, son orgueil démesuré (mais tous s’accorderont à le trouver véritablement fondé), sa maitrise tyrannique lors des tournages. L’entretien avec Rui Noguera (ayant écrit le livre fondateur sur Melville, en 1973), retranscrit presque comme un scénario, est passionnant car il offre un relais direct des textes critiques vers Melville, via le point de vue à la fois analytique et subjectif d’un grand connaisseur melvillien. L’entretien avec Jean Douchet emporte notre affection, car il est le seul qui ne succombe pas tout à fait au charme de Melville, qui n’appartient pas au cénacle, et qui peut tout de même en parler. Le livre se clôt sur cette anicroche, un peu comme pour nous signifier que nous sommes tous un peu hantés par Melville, concernés même si peut exister chez certains d’entre nous une légère désaffection. L’admiration l’emporte, indubitablement.