Jean-Pierre Bertin-Maghit propose pour la première fois en France, une analyse chorale et chronologique (de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1960) des phénomènes de propagande cinématographique à l’échelle mondiale. Actualités, documentaires, dessins animés et films de fiction, issus de la production des régimes totalitaires et des démocraties, ont été tour à tour instrumentalisés à des fins de conditionnement politique, idéologique ou psychologique. L’adhésion à des idées politiques ou l’appropriation de certains modèles sociaux véhiculés par le cinéma sont les deux aspects du phénomène d’endoctrinement dont le spectateur est la victime consentante ou non.
Origines
Née avec le conflit cubain de 1898, la propagande est une maladie congénitale du cinéma : l’explosion d’un cuirassé américain dans le port de La Havane provoque immédiatement une fièvre patriotique et cinématographique aux États-Unis, des opérateurs (Compagnie Edison, Biograph…) sont envoyés sur place pour filmer l’épave ainsi que la recherche des corps, et leurs images font merveille sur une opinion publique encore novice en matière de manipulation. Il s’agit de convaincre le public de la légitimité de l’intervention militaire présentée presque comme une ingérence humanitaire indispensable puisque les Espagnols sont dépeints dans toute leur cruauté vis-à-vis d’une population cubaine misérable et soumise. On n’hésite déjà pas à tourner de faux documentaires avec des reconstitutions de combats qui ne disent pas leur nom (Cuban Ambush). Pendant la guerre de 1914 – 1918, l’offensive propagandiste se développe et se déploie sur plusieurs fronts : bandes d’actualités, documentaires et fictions. En 1915, les premières images des zones de combat sont filmées en France par la Section Cinématographique de l’Armée à destination de la population civile, des pays neutres et dans un souci de constitution d’un fonds d’archives. La censure du Bureau de la presse du ministère de la guerre s’exerce dans l’optique de rassurer l’opinion et d’éviter de donner à l’ennemi des renseignements exploitables. Le moral des troupes est pris en compte par l’intermédiaire du « Cinéma aux Poilus » du côté français ou de son équivalent dans le camp ennemi. La récolte de fonds (emprunts nationaux en France ou Liberty Bonds aux États-Unis) et le recrutement des volontaires (au Royaume-Uni surtout) sont encouragés par l’intermédiaire du cinéma. On constate aussi la multiplication, non dénué d’arrières pensées mercantiles, des films patriotiques (cinédrames) censés faire participer le public à l’effort national comme Mort au champ d’honneur (Léonce Perret,1915), Les Gaz mortels (Abel Gance, 1916) ou Bout-de-Zan veut s’engager (Louis Feuillade, 1914). L’ennemi est caricaturé voire diabolisé et le soldat, héroïque jusqu’au sacrifice ultime. L’engagement américain apporte du sang neuf à la représentation cinématographique du premier conflit mondial (Civilisation de Thomas H. Ince, Hearts of the World de D.W. Griffith) et revivifie esthétiquement la production française, toujours attachée à un fervent chauvinisme germanophobe, avec notamment J’accuse (Abel Gance, 1918) ou Vendémiaire (Louis Feuillade, 1918). La guerre est un temps très propice à la propagande. Les États belligérants ressentent alors le besoin impérieux de mobiliser leur population derrière leurs objectifs militaires, les dirigeants s’impliquent directement dans la production cinématographique et les spectateurs semblent alors plus disposés à subir ce qui ne prend pas toujours l’aspect caricatural du simple bourrage de crânes.
Propagande et totalitarisme
La guerre civile a complètement désorganisé la structure embryonnaire du cinéma russe et le début des années 1920 voit sa lente remise sur pied sous la férule du Commissariat du Peuple à l’Éducation. Lénine a très tôt saisi que cet art fait d’images était adapté à une population en grande majorité analphabète et pouvait donc contribuer à l’édification (dans les deux sens du terme) de la société socialiste. Dès 1918, des « agit-trains » diffusant des « agit-films » sillonnent le pays afin de mobiliser la population derrière les nouvelles valeurs du non moins nouveau régime (Exhumation des reliques de Saint-Serge de Vertov et Koulechov en 1919). Après cette phase d’agitation, le Parti se penche sérieusement sur le sort du cinéma accusé d’être le « colporteur d’influences bourgeoises » (les films tsaristes et étrangers) et le développement d’une production nationale est encouragé. Qualifié par Trotski de « meilleur instrument de propagande » car il est « accessible à tous » et qu’il « frappe l’imagination », le cinéma russe est, en 1924, doté d’un organisme de production et de distribution (Sovkino). Les films didactiques (hygiène, prophylaxie, anticapitalisme…) présentés dans le cadre de cinémas ambulants où le projectionniste fait office de bonimenteur, côtoient des projets plus ambitieux comme Le Cuirassé Potemkine mêlant propagande (diffusion des idéaux révolutionnaires) et agitation (résistance des matelots face à l’arbitraire des officiers). Très vite, le « formalisme » et l’ « intellectualisme » de la fiction – une épidémie de tuberculose pour Alexeï Gan, la lèpre pour Dziga Verlov – sont suspects, Eisenstein et Koulechov désavoués. Désormais, le cinéma non-joué est à l’honneur par le montage d’images préexistantes (La Chute de la dynastie des Romanov d’Esfir Choub en 1926) ou le documentaire (L’Homme à la caméra de Dziga Vertov en 1928). Le gouvernement décide dans le même temps de mettre un terme à l’importation de films et matériel étranger (afin de libérer le peuple de l’avilissement occidental sans doute). En dix ans, plus de 20 000 salles de cinéma sont construites alors que la production est divisée par trois (seulement 43 films produits en 1936). La censure s’exerce à tous les stades de création et Staline qui veut faire du cinéma « non commercial » soviétique le contre modèle d’Hollywood (Les Marins de Kronstadt de Dzigan et Vichnevski en 1936) s’implique directement. Le montage est accusé de détruire le récit voire de le falsifier, le seul mérite d’un réalisateur comme Eisenstein reviendrait au sujet qu’il traite et non à la forme (on appréciera…). Le récit se doit d’être objectif et la caméra se voit lentement interdire tout mouvement. Près de vingt après la Révolution d’Octobre, les mythes fondateurs du régime sont revisités et consolidés par les cinéastes (Trois chants sur Lénine de Vertov en 1934) et la figure stalinienne apparaît dans tous les films historiques.
Depuis longtemps aguerrie à toutes les formes de propagande, l’URSS a soumis ses images d’actualité à un verrouillage institutionnel efficace pendant la deuxième guerre mondiale. Contrairement au Japon ou à l’Allemagne nazie, le cinéma n’a que très peu été utilisé pour préparer la population à la guerre. Des équipes d’opérateurs sont sur place pour filmer les débuts du conflit mais la déroute militaire a vite raison de l’organisation de la production et de la diffusion des images qu’ils rapportent. À la demande des autorités, des « sujets complets » sur les succès de l’armée rouge doivent être filmés et on assiste alors à une falsification quasi systématique à grands renforts de reconstitutions. La censure militaire et idéologique qui s’exerce sur les images et la bande son écarte la plupart du matériel filmé, mais les images interdites seront parfois réutilisées par des réalisateurs comme Dovjenko. En mai 1944, la réorganisation et la centralisation du système de collecte des images se double de l’entrée en scène de nombreux réalisateurs de fiction dans le champ du documentaire ; l’accent est mis sur les offensives victorieuses et sur la nécessité de soutenir le moral des troupes. Les destructions, l’occupation et l’acuité du problème énergétique ne sont pas sans influence sur la diffusion des films et par là même sur leur impact effectif auprès du public. Il est à noter que c’est souvent grâce aux opérateurs soviétiques, soucieux de constituer des preuves à charge, que nous disposons aujourd’hui d’images des exactions nazies et de la capitulation de Berlin. 1946 marque la reprise en main du cinéma qui est invité à idéaliser l’image de l’URSS (une puissance moderne victorieuse du nazisme) par la célébration de son passé (hagiographies de ses grands hommes, Pirogov de Kozintsev en 1947) et à dénoncer les influences occidentales. Les contrôles de la production sont plus étroits et plus nombreux, ce qui ne va pas sans entraîner une certaine paralysie du système (22 films produits en 1946, seulement 9 en 1951). La campagne idéologique menée contre l’intelligentsia se double d’une campagne « anticosmopolite » aux forts accents antisémites dont Trauberg sera une des victimes. L’anti-américanisme passe par l’affirmation de liens entre les États-Unis et l’Allemagne nazie (Rencontre sur l’Elbe d’Alexandrov en 1949, Mission secrète de Romm en 1950). Paradoxalement, les films occidentaux sont présents sur les écrans soviétiques (après « toilettage idéologique », cela va sans dire) : ce sont des prises de guerre qui rassemblent surtout des films américains des années 1930 mais aussi d’autres provenances (Rome, ville ouverte ou La Bataille du rail) et dont la projection s’avère très lucrative.
L’Allemagne nazie fait ici figure de modèle, même si l’influence des images produites à la demande d’Hitler ou de Goebbels, son ministre de la propagande, a souvent été surévaluée. Dès 1932 apparaissent les premiers longs métrages pré-nazis (Der Rebell de Trenker et Bernhardt). L’UFA, société de production créée en 1917, est gérée à partir de 1936 par un comité nommé par Goebbels et la Tobis, société de production et de distribution, est nationalisée en 1933. La loi sur le cinéma de 1934 définit les directives à suivre : renforcer le prestige allemand à l’étranger et répondre à l’attente du public. Goebbels (admirateur du Cuirassé Potemkine) veut de grands films de fiction, il intervient directement dans la réalisation du Juif Süss et déclare que « pour être efficace, la propagande ne doit absolument pas paraître voulue. Dès l’instant où l’on prend conscience de la véritable nature d’une propagande, elle perd toute efficacité ». Le triptyque fondateur du cinéma nazi se compose de SA Mann de Franz Seitz en 1933, que les nazis qualifieront eux-même de navet de circonstance, de Hitlerjunge Quex de Hans Steinhoff, à destination de la jeunesse, et de Hans Westmar de Franz Wenzler, sur le mythe du héros. La construction de l’iconographie du dictateur allemand est à l’œuvre bien avant le déclenchement des hostilités grâce à Leni Riefenstahl (Leni Riefenstahl, une ambition allemande de Steven Bach). Le Triomphe de la volonté, consacré au Congrès de Nuremberg de 1935, est une mise en scène de l’idéologie nationale socialiste à l’attention des citoyens allemands : un chef tutélaire (filmé en contre plongée) aux discours enflammés hypnotisant les foules enthousiastes où les individus se fondent en une masse uniforme et obéissante. Le double documentaire Olympia en 1938 (beaucoup plus dangereux car la propagande se pare du costume du documentaire sportif) se destine, lui, clairement aux spectateurs étrangers ; ses innovations techniques et qualités esthétiques réelles rendent le discours idéologique d’autant plus efficace. Si les Kulturfilme (courts métrages consacrés à la culture et à l’éducation) forment l’essentiel de l’activité documentaire de l’époque, quelques longs métrages viennent étayer l’idéologie antisémite (Le Péril juif de Franz Hippler en 1940), justifier l’impérialisme militaire (La Campagne de Pologne) ou tenter de prouver aux pays étrangers que les camps de concentration sont des lieux de villégiature (Theresienstadt, 1945). Les actualités allemandes, dont la projection devient obligatoire en 1938, placées sous la tutelle du ministère de la propagande, diffusent la vision nationale socialiste dans tous les territoires occupés (remplacées par France-Actualiés dans l’Hexagone) et leur montage rythmé sert de modèle aux Alliés. De 1933 à 1945, trois quarts de la production allemande de films, tous genres confondus, sont directement ou indirectement des films de propagande. Du côté de la fiction on retiendra l’emblématique Juif Süss de Veit Harlan, véritable concentré de stéréotypes antisémites, mais aussi, Le Grand Roi ou Kolberg du même réalisateur et autres Heimatfilme qui apportent une crédibilité historique au régime (Les Deux Rois de Hans Steinhoff) et participent à la consolidation du mythe hitlérien en exaltant le génie de grands hommes du passé et la capacité de résistance du peuple allemand. Goebbels entend réformer le secteur cinématographique européen : les films anglais et américains sont totalement interdits dans l’ensemble de la zone occupée en 1940, il s’agit autant d’endiguer la propagation d’une idéologie alternative que de construire un boulevard aux productions de la UFA et de la Tobis, l’aide financière accordée à la France par l’intermédiaire de Continental Films (L’Assassinat du Père Noël de Christian-Jaque 1941, La Main du diable de Maurice Tourneur ou L’assassin habite au 21 d’Henri-Georges Clouzot en 1942) demeurant une exception qui s’est avérée fort lucrative pour l’État allemand. L’enlisement du conflit à l’est a provoqué la désaffection du public allemand pour les documentaires et ce serait faire injure à l’intelligence du public étranger que de croire qu’il prenait pour argent comptant tout ce qu’on lui projetait, même s’il est quasiment impossible de mesurer le niveau réel de l’endoctrinement subi. Il n’est pas sans intérêt de souligner que le plus gros succès international du cinéma allemand de l’époque revient aux Aventures fantastiques du Baron de Münchhausen (Von Baky, 1943).
Du côté de l’Italie fasciste, le gouvernement prend des mesures efficaces pour orienter et relancer la production : nationalisation en 1925 de l’Institut Luce qui produit documentaires et actualités et projette ses films dans toute la péninsule grâce à des « camions-cinéma », fondation de l’ENIC, société de production, distribution et exploitation, et création de Cinecittà en 1937 (45 longs métrages en 1938, 119 en 1942). Le doublage des films étrangers est systématique, ce qui laisse la porte ouverte à toutes les formes de manipulations idéologiques possibles. Les représentations directes du fascisme commencent dès l’arrivée au pouvoir de Mussolini (A Noi ! d’Umberto Paradisi en 1922 et Il Grido dell’Aquila de Mario Volpe en 1923), elles privilégient les racines historiques du mouvement dont la première guerre mondiale serait la matrice (théorie reprise dans Camicia Nera de Giovacchino Forzano en 1933). Dès 1927, culte de la personnalité oblige, le Duce est présent quotidiennement sur les écrans car les actualités le suivent dans ses moindres faits et gestes publics (discours, inaugurations…) ou privés (vacances, sport…), jusqu’à proposer en 1934 une journée type du dictateur. Les films historiques permettent de tracer un parallèle parfois grossier entre passé et présent : Condottieri de Luis Trenker rapproche ainsi la Marche sur Rome de Mussolini en 1922 de l’ascension de Giovanni de Medici et Scipione l’Africano de Carmine Gallone retrace les conquêtes romaines en Afrique, qui ne sont pas sans évoquer celle de l’Éthiopie par l’armée fasciste. Les engagements militaires en Éthiopie (Le Chemin des héros d’Errico en 1937) ou idéologiques auprès du gouvernement franquiste (Arriba España en 1938 ou Les Cadets de l’Alcazar de Genina en 1940) sont aussi présents sur grand écran. En 1940, l’industrie cinématographique italienne est la première d’Europe mais la propagande se limite surtout aux documentaires et aux images d’actualités que l’État fasciste contrôle étroitement.
La vertu principale que les Chinois trouvent au cinéma est son mutisme, car l’absence de son, donc de dialogue, en fait un outil de divulgation culturelle et de propagande adapté au multilinguisme et à l’illettrisme de la population. En 1932, l’attaque japonaise sur Shanghai ampute l’industrie cinématographique naissante de ses pauvres moyens. Dans ces conditions peu propices, le gouvernement nationaliste réussit cependant à produire en 1933 un film anticommuniste, La Maladie qui ronge le cœur et quelque deux cents films de propagande l’année suivante. Mu par le désir paradoxal de faire accéder la Chine à la modernité sur la base de la pensée traditionnelle, les nationalistes utilisent le cinéma comme un moyen d’éducation et de présentation de leur programme politique dit Mouvement de la Vie Nouvelle : deux sœurs, l’une fidèle à la tradition, l’autre séduite par la culture occidentale et qui revient aux valeurs ancestrales dans L’Âme de la nation de Luo Mingyou. La censure encadre étroitement la production, d’où l’ennemi japonais, la critique contre le gouvernement et la lutte des classes sont bannis. L’opposition communiste a bien du mal à s’exprimer car ses membres sont traqués par la police. Il faut plutôt parler d’un cinéma « progressiste » (modèle hollywoodien) dont le développement est dû à des sociétés de production privées comme la Mongxing qui finance le mélodramatique Trois femmes modernes de Bu Wancang en 1933 ou le plus militant Chant des pêcheurs de Cai Chusheng en 1934. La pression de la censure corrélative de la montée de la menace japonaise favorise, dès 1936, le développement d’un cinéma de défense nationale qui sera tué dans l’œuf par l’invasion japonaise. Il faut attendre la réunification de la Chine en 1949 pour que le cinéma de propagande renaisse de ses cendres avec Qiao de Wang Bin, premier manifeste du régime communiste et ode aux ouvriers, nouveaux héros de la nation. L’administration fixe les sujets, aux scénaristes de travailler ensuite afin de susciter la réflexion critique du public sur la société ancienne et son aspiration à une vie meilleure grâce à un récit simple et manichéen, agrémenté de chants, histoire de renforcer la cohésion sociale. Le héros, symbole de la révolution, se doit avant tout d’être un guide et la collectivité révolutionnaire, une famille qui soutient et éduque (Le Chant de la jeunesse de Chen Wei et Chen Huai’ai en 1959). Mao n’est pas toujours satisfait du résultat, la « campagne de rectification du style de travail » en 1951 et la campagne anti-droitière six ans plus tard sont particulièrement dirigées contre le cinéma, trop « petit bourgeois » aux yeux du Grand Timonier. De 1967 à 1969, aucun film ne voit le jour en Chine et ce n’est qu’en 1970 que, sous la houlette de Jiang Qing, la femme de Mao, le cinéma reprend une très modeste activité puisqu’il n’est autorisé qu’à transposer les huit œuvres modèles prescrites par le Parti.
Au Japon, la ligue du cinéma prolétarien (Prokino) créée en 1929 autour de Genjû Sasa milite pour la « radicalisation offensive » (information et agit-prop sont à privilégier au détriment de l’esthétique), prônant l’utilisation de la caméra jouet (Pathé Baby 9,5 mm) comme une arme de subversion et de lutte contre le pouvoir. Quarante-huit films (actualités, documentaires, fiction…) sont réalisés, dont six subsistent, et le Prokino les diffuse lui-même en organisant des séances de « cinéma prolétarien » dont le but avoué est de pousser le spectateur à la revendication. Le harcèlement policier constant aura raison du mouvement dont les membres, abandonnant leurs idéaux marxistes au profit de la cause nationaliste, participent à l’effort de guerre. Au Japon, le gouvernement prend très vite la mesure du potentiel offert par le cinéma en matière de propagande et instaure en 1939 la loi sur le cinéma qui met sous tutelle la production (censure, réglementation de la diffusion des films étrangers, obligation de projeter des actualités et des documentaires d’édification populaire). L’ultranationalisme d’état traque toute expression de l’influence occidentale interprétée comme une forme pure et simple de « modernisation exogène » de la société japonaise et attend des cinéastes une participation active à l’exaltation de l’essence nationale (kokutai). Les rares opposants sont vite ramenés dans le droit chemin par l’emprisonnement et la rédaction d’une conversion (tenkô) aux valeurs du régime. Le documentaire semble la forme la mieux adaptée aux objectifs de légitimation de la politique expansionniste (Shanhai rikusentai de Kumagai en 1939), et si des opérateurs ramènent des images spectaculaires des zones de combat, on fait aussi appel à des reconstitutions (bataille de Pearl Harbor dans Hawai Maré Oki Kaisen de Yamamoto). L’utilisation des dialectes est bannie et seule la langue nationale a le droit de cité en tant qu’outil d’instruction capable d’améliorer l’efficacité militaire. L’harmonie nationale s’exprime au travers de la présence systématique de chansons reprises en chœur qui ne manquent jamais de glorifier le courage et le sens du sacrifice tandis que la dévotion à l’idéal impérial prend la forme de la scansion fréquente de « rescrit ».
Propagande démocratique
Le public britannique a l’habitude de fréquenter les salles obscures. Le Conseil de la censure cinématographique créé en 1913 vise tous les films : tout ce qui pourrait prêter à controverse est passible d’interdiction et son président d’affirmer en 1936 « nous sommes fiers de dire au monde qu’il n’y a pas un seul film projeté à Londres aujourd’hui qui traite des questions brûlantes de notre temps ». C’est par souci diplomatique que le Conseil rejettera le scénario de Lawrence d’Arabie. Les films de divertissement encourageant la cohésion sociale et jugés inoffensifs sont favorisés. Les films à destination de l’étranger aiment à promouvoir la grandeur de l’empire britannique (The Drum en 1938 et The Four Feathers en 1939 de Korda) et du côté du documentaire, seul John Grierson s’intéresse aux problèmes de ses contemporains (Housing Problems en 1935 et Enough to Eat en 1936). Dès 1935, le gouvernement britannique commence à préparer son opinion publique à la guerre, de nombreuses bandes d’actualités prennent pour sujet le réarmement du pays et les films de guerre deviennent à la mode (Forever England de Walter Forde en 1935, O.H.M.S. de Raoul Walsh en 1936). Au Royaume-Uni, la période de la guerre voit paradoxalement l’émergence d’un véritable âge d’or malgré une production entravée par la fermeture de studios et la mobilisation d’une partie du personnel de l’industrie cinématographique. La qualité et la diffusion des films s’améliorent mais c’est toujours le cinéma américain qui se taille la part du lion. Dans un premier temps, le ministère de l’information (MOI) chargé de la propagande officielle manque d’efficacité, puis, en 1941, avec la nomination à sa tête d’un proche de Churchill, des pistes de travail sont clairement définies : expliquer pourquoi et comment la Grande-Bretagne se bat et démontrer la nécessité du sacrifice en vue de la victoire finale. Les actualités et les documentaires sont tournés à destination des Anglais et aussi de l’étranger, des États-Unis surtout. Contrairement à ce qu’on a pu observer dans la zone d’influence des puissances de l’Axe, il y est fait aussi état des échecs militaires et les informations fournies semblent plus fiables. Les documentaires, qu’ils prennent la forme de story films (court-métrages scénarisés du type Channel Incident d’Anthony Asquith en 1940 sur l’évacuation de Dunkerque) ou de films dits poétiques (Christmas Under Fire de Hatt & Watt en 1940 ou The Silent Village de Humphrey Jennings en 1943) ont souvent pour objet l’éloge de la nation britannique et de son stoïcisme face à l’ennemi. Un certain nombre (docudramas) sont exclusivement consacrés aux forces armées (Target for Tonight de Catford & Jones en 1941) et l’Army Film and Photographic Unit propose même des illustrations des campagnes militaires (Victoire du désert de Roy Bouting sur El-Alamein en 1943). La fiction participe au mouvement en s’inspirant du travail des documentaristes grâce à des films de guerre (Nine Men de Harry Watt en 1943 ou Ceux qui servent en mer de Noel Coward en 1943) et en faisant appel au glorieux passé de la nation (mélodrames historiques de Gainsborough Pictures ou Henry V de Laurence Olivier en 1944).
En France, la propagande sociale de l’entre-deux-guerres se manifeste d’abord par la multiplication des cinémathèques au sein de différents ministères, environ deux mille films éducatifs réalisés en grande partie par Jean Benoît-Lévy (leçons d’hygiène, animaux et production animale…) sont mis en circulation sur le territoire, dans les campagnes en particulier (cinéma scolaire, offices de cinéma éducateur…). Il s’agit autant de modifier les comportements et les mentalités en faisant connaître au plus grand nombre les meilleures techniques agricoles, que d’illustrer les méthodes de puériculture les plus rationnelles (La Future Maman en 1924) ou de présenter les formations professionnelles (La Maison en 1930) . Les réductions budgétaires imposées aux ministères et la hausse du niveau d’instruction générale auront vite raison de ce cinéma d’éducation populaire. En 1928, un ancien critique de cinéma de L’Humanité, Léon Moussinac, fonde « Les Amis de Spartacus », une association qui projette des films interdits par la censure, soviétiques pour la plupart, jusqu’à l’interdiction par la police de la projection d’Octobre. La SFIO, quant à elle, dispose grâce à Marceau Pivert d’un service cinématographique (Mur des fédérés en 1935, Bastille 1789-Bastille 1935…). Le PCF souhaite lui aussi disposer de son propre film de propagande pour la campagne électorale de 1936 ; l’équipe de l’Alliance du Cinéma Indépendant fondée par Jean Renoir et Henri Jeanson réalise La vie est à nous (seul le PC répare les injustices sociales) puis, sous le nom de Ciné-Liberté, projette le film en séances privées avant de réaliser des documentaires sur les grèves d’occupation à l’usine Renault de Boulogne-Billancourt. C’est le public lui-même qui finance La Marseillaise de Jean Renoir. Ciné-Liberté et la CGT coproduisent des documentaires (Les Bâtisseurs de Jean Epstein) tandis que Les Films Populaires, organisme de production du PCF, finance Le Temps des cerises de Jean-Paul Le Chanois, l’histoire parallèle de familles, l’une riche, l’autre pauvre, qui se termine par un appel à l’amélioration de la vie des personnes âgées. Au congrès de PCF d’Arles, Jacques Becker tourne La Grande Espérance ; des films en vue de récolter des fonds au profit des républicains espagnols sont réalisés : Victoire de la vie de Henri Cartier-Bresson.
Moins connue et moins importante que celle de Vichy, la propagande de la France Libre a souffert d’une certaine désorganisation, d’une dispersion géographique et d’un manque de moyens dus aux circonstances. Malgré ces multiples difficultés, le souci de montrer au monde le visage de la « vraie France » combattante et de constituer une « mémoire visuelle » s’est fait jour. Cette propagande se destine d’abord à l’Angleterre et aux États-Unis, auxquels il s’agit de prouver que la France mérite sa place parmi les futurs vainqueurs. Se différencier clairement de l’État français est vital et c’est bien de contre-propagande gaulliste qu’il faut parler. Le corpus de films se compose exclusivement d’actualités et de documentaires autour de la personne du général De Gaulle (inaugurations, rencontres officielles..), des Forces Françaises Libres (camps d’entraînement, vie quotidienne comme dans Les Soldats de la République) mais aussi des Alliés et de la résistance intérieure. Leur diffusion certes modeste est mondiale, les comités de la France libre présents dans une quarantaine de pays ou l’association américaine France Forever organisent des projections. Les films seront également vus dans les territoires français libérés grâce à l’OFIC (Office Français d’Information d’Alger).
Pendant la guerre froide, le PCF, s’inspirant du modèle soviétique, utilise le cinéma comme vecteur de diffusion d’une contre-culture pour résister aux film américains et participer à l’émancipation des masses. La société de production Procinex, fondée en 1948 au lendemain de l’exclusion du gouvernement des ministres communistes, et des coopératives de distribution et d’exploitation, permettent la fabrication et la diffusion dans le cadre des fédérations et des ciné-clubs de films militants qui échappent ainsi à la censure. L’élément majeur de ces courts-métrages documentaires à l’objectivité de façade est le commentaire au contenu idéologique sans équivoque. Les thèmes en sont la vie du Parti, les grèves (La Grande Lutte des mineurs de Louis Daquin en 1948), la guerre froide donc l’anti-américanisme (Les Américains en Amérique en 1950), le soutien électoral aux candidats communistes (Au service de la paix en 1949) et le culte de la personnalité stalinienne (L’Homme que nous aimons le plus). Cette propagande se confine à un public déjà acquis à la cause, ce qui en limite par là même les effets.
La propagande française en Algérie, civile puis militaire, vise essentiellement à rassurer les populations quant au maintien de l’ordre colonial et à présenter l’œuvre civilisatrice de la colonisation aux autochtones. Une censure spécifique est aussi imposée, qui vient se surajouter à celle déjà exercée en métropole : toute scène de western où des Indiens tuent des colons est coupée car interprétée comme un encouragement au panarabisme et à la lutte pour l’indépendance. En 1955, c’est le Service Cinématographique des Armées (SCA) qui mène grâce au cinéma ce qu’il appelle « des actions psychologiques » à l’attention des soldats français sur place et des « ennemis » algériens (Défense de l’Algérie en 1957). À la fin des années 1950, la propagande sert de paravent aux problèmes en niant les revendications des Algériens.
Dans les années 1930, le cinéma est un art très populaire aux États-Unis, même si les films de divertissement proposés par les studios et censurés par le Code Hays sont en complet décalage avec la situation politique et sociale du pays. La production non fictionnelle est très surveillée par le gouvernement Hoover qui, pendant la Grande Dépression, traque toutes références à la misère et à l’agitation sociale qui en découle, pour proposer des images vantant l’optimisme face à la crise. Cette « propagande subtile » provoque un sursaut démocratique par l’émergence des Film and Photo League, qui veulent produire des actualités indépendantes vis-à-vis du gouvernement et d’Hollywood. Les grèves, les manifestations anti-Hoover, la violence policière ou la vie dans les bidonvilles sont couvertes et les images (très inspirées du cinéma soviétique) diffusées sur l’ensemble du territoire dans le but de rapprocher populations des villes et des champs autour de mêmes revendications sociales. Les opérateurs se veulent manifestants à part entière et non simples témoins oculaires. Dans Ford Massacre en 1932, le caméraman tentant d’échapper aux tirs de la police continue de filmer, d’autres techniciens sont arrêtés. Tous subiront quelques années plus tard les foudres du maccarthysme et n’hésiteront pas alors à détruire les films en leur possession comme autant de preuves à charge. L’arrivée de Roosevelt et le lancement du New Deal transforment la propagande d’État et les victimes de la crise reviennent au premier plan. Le gouvernement soutient notamment le film de Pare Lorentz The Plow That Broke the Plain, qui met en valeur l’aide publique aux fermiers après la tempête de poussière de 1933. Dénué de véritable analyse politique, en particulier sur l’implication du système capitaliste, le film se veut une célébration de la famille, de la terre américaine et un plaidoyer pour le progrès social dont le lyrisme n’est pas sans évoquer Eisenstein ou Dovjenko. Fort de l’immense succès populaire de son film, Lorentz Pare réalise dans le même esprit The River sur les inondations du Mississipi en 1937.
Après une phase de transition symptomatique du désir de neutralité des États-Unis, Hollywood se lance à son tour dans la bataille. Les studios font montre d’une grande prudence à la fois pour préserver leurs intérêts économiques sur le marché européen (n’hésitant pas à la demande du gouvernement nazi à remplacer leur personnel juif local) et pour coller au plus près d’une opinion publique majoritairement isolationniste. Seule la Warner devance l’appel. De Confessions of a Nazi Spy (C. Litvak, 1939) au Dictateur (C. Chaplin, 1940) en passant par The Mortal Storm (Borzage, 1940), une poignée de films « interventionnistes » sont tournés, Errol Flynn, Humphrey Bogart et Henry Fonda campant des héros aux allures d’icônes démocratiques. L’adresse directe au spectateur que l’on trouve dans Le Dictateur ou dans The Sea Hawk (Curtiz, 1940) est un procédé propre à la propagande démocratique qui, contrairement aux formes d’hypnose collective pratiquées par les dictatures, veut réveiller les consciences. Une enquête sénatoriale aux relents antisémites sera diligentés sur ses films « pro war ». Après Pearl Harbor et à la faveur d’un système déjà rodé à la coopération avec le gouvernement (n’oublions pas que le Code Hays était très attentif au contenu idéologique des scénarios, prônant un apolitisme de bon aloi), tout change avec la création du War Activities Committee of Motion Picture Industry qui fonctionne main dans la main avec l’Office of War Information (OWI). Arme pacifique, le cinéma doit soutenir l’effort militaire, renforcer le sentiment patriotique sans oublier de divertir – vaste programme !
Dès juin 1942, la série Why We Fight dirigée par Frank Capra met clairement les techniques de la fiction au service du documentaire en mélangeant archives, actualités et extraits de films sur fond de musique militaire et de coups de canon. Chacun de ces films au manichéisme outré (Prelude to War en 1943) se termine par un plan de Liberty Bell et par le V de Victory.
Pas de véritable rupture, mais plutôt une forme d’adaptation aux circonstances des genres à la mode (A Guy Named Joe de Fleming en 1943, où Spencer Tracy incarne le fantôme d’un pilote) ou de certaines conventions hollywoodiennes (absence de happy end dans Man Hunt de Lang en 1941). L’Europe devient le cadre de comédies mélodramatiques (To Be or Not To Be de Lubitsch, 1942) mais les allusions aux persécutions antisémites sont rares (None Shall Escape de De Toth en 1942). Les ennemis, qu’ils soient allemands ou japonais, font irruption dans la fiction et le documentaire : les premiers font l’objet d’une représentation nuancée (le résistant allemand de Confession of a Nazi Spy) en raison peut-être de la présence à Hollywood de réfugiés allemands, les seconds en revanche sont traités de manière très caricaturale au mieux comme de parfaits robots (dans la série Know Your Enemy de Capra) au pire, on n’hésite pas à les comparer à des singes ou à des rats (Little Tokyo, Brower, 1942). À l’inverse, Hollywood a tendance à louer les qualités des populations des pays alliés : ainsi les Anglais sont courageux et toujours pleins de ressources (Battle of Britain dans la série Why We Fight ou A Yank in the RAF de King en 1941). Les films pro-soviétiques ou pro-chinois (Keys of the Kingdom de Stahl en 1944) s’avèrent aujourd’hui de véritables « perles kitsch » dont on se demande bien qui ils ont bien pu convaincre.
Avec la guerre froide, le changement est radical et le cinéma de science-fiction (invasion extraterrestre, holocauste nucléaire imminent…) des années 1950 reflète la situation politique internationale d’affrontement des deux blocs et sert à entretenir la paranoïa collective (déjà bien attisée par le maccarthysme et le Comité des activités anti-américaines) tout en tranquillisant le spectateur par la fourniture de modèles de comportement de survie. Hollywood, qui connaît en son sein même les effets de la chasse aux rouges (voir Les Sorcières de Hollywood de Thomas Wieder) devient une usine à cauchemars (Les Peurs de Hollywood sous la direction de Laurent Guido). La Guerre des mondes (Byron Haskin, 1953) n’y va pas par quatre chemins en associant l’ennemi martien à la couleur rouge et l’invasion extraterrestre aux deux premiers conflits mondiaux du XXe siècle. La démonstration de force de l’arsenal nucléaire employé pour repousser les martiens est censé rassurer le spectateur quant aux capacités de la dissuasion américaine. The Incredible Shrinking Man nourrit la théorie du complot puisque l’ennemi est déjà parmi nous : seul un homme ingénieux, courageux et respectueux des valeurs américaines pourra faire face. En 1960, Opération abolition est conçu par le Comité des activités anti-américaines à partir d’images d’actualités des manifestations étudiantes de San Francisco dans le but de légitimer son action anticommuniste sur le thème du complot généralisé. C’était compter sans la vigilance de certains journaux et l’expertise des spectateurs. Alors que le commentaire stigmatise la violence des manifestants et leur manipulation par les communistes, les images nous donnent à voir des scènes de résistance passive ou de brutalités policières. Une campagne de presse dénonce cette tentative de propagande grossière qui ne prouve qu’une chose, le rejet par la population américaine des activités funestes du Comité des activités anti-américaine. Malgré cela, le film est largement diffusé par les institutions éducatives, religieuses et syndicales.
Une certaine impression de saucissonnage se dégage du riche kaléidoscope offert par Jean-Pierre Bertin-Maghit et ses collaborateurs, et le choix chronologique ne semble pas le plus pertinent pour appréhender la propagande. Une conclusion en forme de synthèse sur les phénomènes d’endoctrinement aurait aussi été la bienvenue. Il n’en reste pas moins que l’occasion est donnée ici au lecteur de disposer, images à l’appui (un DVD de 4 heures accompagne le livre), d’un panorama complet de la propagande politique, qu’elle émane de régimes totalitaires ou démocratiques et, peut-être, d’être mieux armé pour « débusquer et contrecarrer les manipulations médiatiques d’aujourd’hui ».