Après le succès de ses films d’horreur produits par Val Lewton, la RKO accorde une large confiance à Jacques Tourneur en lui offrant le budget le plus fastueux de l’année 1944 pour Angoisse, avec douze semaines de tournage (alors que La Féline, à titre de comparaison, avait été tourné en seulement vingt-trois jours). Tourneur transpose le savoir-faire du cinéma fantastique pour donner une ambiance inquiétante à ce drame familial. La monstruosité n’a rien de fabuleux ici, mais se niche dans le cœur des hommes, et c’est un médecin qui se voit contraint d’enquêter pour sonder les mystères de l’âme humaine.
Lors d’un trajet en train mouvementé par une violente tempête, le Dr Bailey rencontre une femme témoignant d’une inquiétude excessive et si amicale qu’elle lui raconte d’emblée son retour dans sa famille après un long séjour en sanatorium. Très étonnée que son compagnon de voyage ne connaisse pas son frère, le célèbre Nicholas Bederaux, elle évoque dans un récit plein de mystère le couple qu’il forme avec une femme beaucoup plus jeune que lui à la beauté troublante, Allida. La mort brutale de cette nouvelle amie, ainsi que la découverte de la biographie de son frère qu’elle avait commencé à rédiger, conduisent Bailey à s’approcher au plus près des secrets de cette famille.
La porte d’entrée dans le récit se fait par une double voix-off : celle de Bailey et celle, d’outre-tombe, de Cissie Bederaux, dont les écrits permettent des retours en arrière éclairant le caractère de Bederaux et ses relations avec sa jeune épouse. Faite d’allers-retours entre présent et passé, l’intrigue brisée est conçue comme une enquête. « Je me souviens parfaitement de ce qui s’est passé cette nuit-là », annonce le Docteur Bailey dès le premier plan, rappelant le célèbre « je n’oublierai jamais le week-end où Laura est morte » ouvrant le film de Preminger, sorti la même année. La ressemblance entre les deux films ne s’arrête pas là, puisqu’ils mettent tous deux en scène une femme à la beauté vénéneuse autour de laquelle gravitent plusieurs hommes fascinés. Tout comme Laura, les premières manifestations d’Allida Bederaux se font sous forme de témoignages et de portrait, avant la prime apparition. Tout comme dans Laura, le récit d’Angoisse est mené à plusieurs voix qui plongent dans le passé, se recouvrent ou se contredisent. Suivant le principe fondamental du film noir, Angoisse nous présente une vérité mystérieuse, à plusieurs visages, qu’il faut observer de différents points de vue pour en cerner la complexité.
Au-delà de ces similitudes avec le film de Preminger, Angoisse s’inscrit dans un sous-genre matrimonial du film noir, où se cachent, derrière la porte des demeures trop fastueuses de la bonne société américaine, des fantômes et des secrets bien gardés. Dominique Païni le qualifie de film hitchcocko-langien en ce qu’il appartient à la même famille que Le Secret derrière la porte, Vertigo, Soupçons ou Rebecca. Dans ce type de films d’horreur familiale, la peur ne surgit pas dans les rues sombres et mal famées, mais entre la salle à manger et la chambre à coucher. Il marque aussi le penchant du genre pour la psychanalyse et le désir d’explorer les tourments de l’âme humaine. La folie de la jalousie n’est pas réservée aux milieux criminels et s’insinue dans la meilleure société. Et pour aller contre l’apparente respectabilité qui entoure le célèbre Nicholas Bederaux, il fallait bien le regard impartial et extérieur d’un détective privé de l’âme. La figure du médecin, tout comme le Dr Holden interprété par Dana Andrews dans Rendez-vous avec la peur, se présente effectivement comme un enquêteur indépendant d’esprit, rationaliste, et surtout courageux.
« Pas un film de Tourneur où le protagoniste n’ait à actionner le commutateur électrique, à allumer une bougie, à se saisir d’une torche ou d’un flambeau… Donner de la lumière, ou l’éteindre, est un acte décisif, et souvent une question de vie ou de mort », remarque très justement Michael Henry Wilson dans son ouvrage Jacques Tourneur ou la magie de la suggestion. Jacques Tourneur, s’il n’est plus associé à son producteur complice Val Lewton pour ce film, n’en renie pas pour autant ce qu’il a appris du film d’horreur. Le déchaînement des éléments plonge d’emblée l’intrigue dans une dimension fantastique et inquiétante, et les décors de la demeure des Bederaux paraissent tous trop grands et écrasants pour les personnages. Le cinéaste travaille méticuleusement l’éclairage des décors, tandis que son enquêteur, le rôle du Dr Bailey essaie de faire la lumière sur les zones d’ombre qui couvrent cette famille en apparence respectable.
Au-delà de l’intrigue noire sur fond de folie meurtrière, Angoisse est surtout un portrait de femme, et qui plus est, un portrait féministe. Comme son mari qui a voulu faire de la jeune campagnarde une femme du monde, chaque homme se fait sa propre image d’Allida en tentant de la dépeindre. Le poète Alec, le peintre auteur du portrait commandé par Bederaux et exposé au musée, le docteur et son ami sculpteur la voient chacun d’une manière différente. Tout comme les romans de William Wilkie Collins – presque contemporains de la transposition au début du vingtième siècle que fait Tourneur du récit de Margaret Carpenter – dans lesquels les femmes se défont des prisons dorées créées pour elles par les hommes, pères ou maris, Angoisse pose la question de la place de la femme dans la société en tant qu’objet de séduction, ainsi que dans le couple, et s’essaie à remettre en cause une vision paternaliste et autoritaire de l’équilibre du couple, ce que la transposition du récit au début du siècle rend d’autant plus moderne.