Combien de concerts Bob Dylan a‑t-il assurés dans sa carrière ? Depuis son entrée à la Hibbing High School, le chanteur se produit en public, et a entamé il y a une vingtaine d’années un Never Ending Tour qui porte bien son nom, en témoignent les milliers d’enregistrements « pirates » postés par les fans sur Internet. Parmi ceux-ci, les captations sonores des concerts des années 1965 – 1966, période charnière dans l’existence et l’œuvre de l’artiste, sont particulièrement recherchées : ils incarnent en une heure trente le meilleur du folk de Dylan, à un moment où sa célébrité et sa popularité sont au plus haut. Une chance, D.A. Pennebaker a accompagné Dylan pendant sa tournée britannique 65, et réalise avec Don’t Look Back un tour de force : rendre compte du virage radical que prennent la carrière et l’existence de Dylan, qui ne sera plus jamais le même. La musique aussi, au passage.
Année de césure
Plusieurs cinéastes se sont intéressés à Bob Dylan, fascinés par sa carrière (Scorsese réalise le documentaire somme No Direction Home), attirés par son aura (Godard envisageait d’en faire un de ses acteurs, Warhol et Peckinpah l’ont fait), ou bien un peu des deux (Todd Haynes et son pesant I’m Not There). En 1965, Bob Dylan fait mieux qu’Elvis : il déplace les foules même dans le plus petit patelin, alors imaginez à Londres. The Freewheelin’ Bob Dylan et The Times They Are a‑Changin’, deuxième et troisième albums – acoustiques – de Dylan, sont en tête des classements : l’Angleterre, et plus loin l’Europe occidentale, veut sa part du protest singer, de son fameux et si bien tourné message.
D.A. Pennebaker, documentariste bien connu pour Daybreak Express et l’intérêt qu’il porte pour les théories de Brecht, ne sait pas vraiment comment aborder Dylan : « C’est ce que j’ai appris à faire. J’observe sans avoir la moindre idée de ce que je vais en faire ni même de l’endroit où ça mène ailleurs que dans ma tête. J’essaie de découvrir ce qui peut bien m’intéresser là-dedans, et pourquoi ça m’intéresse. » Devant lui, il y a le gamin, vingt-trois ans et accro aux amphétamines. Sujet cadeau pour un documentariste : Pennebaker l’abordera juste le temps d’une scène, avec « Don’t Look Back » en surimpression. « Où est ma coke, mec ?» Pourtant, Dylan carbure, aussi bien en consommation illégale qu’en production écrite. Le temps de deux années, 1965 et 66, il rédigea au moins une soixantaine de chansons, parmi lesquelles les compositions-fleuves que sont « Desolation Row » (dix couplets dans sa version enregistrée) et « Like a Rolling Stone » (plus de cinquante couplets dans sa version originale). Quatorze d’entre elles se retrouveront sur Blonde on Blonde, septième album de Dylan et premier double album du rock. Mais Pennebaker abandonne aussi les phases d’écriture, à la seule exception, comme pour la drogue, d’une interprétation de « Percy’s Song » par Joan Baez, dans une chambre d’hôtel avec Dylan à la machine, qui s’arrête seulement pour se ronger les ongles ou arranger ses cheveux, un tic qui ne l’a jamais quitté.
Sur la route
Bob Dylan s’assure toujours de prendre la route avec des amis. La tournée de 1965 ne fait pas exception, et il atterrit en Albion aux côtés de Joan Baez, chanteuse folk qui l’accompagne et le soutient depuis des années, Bob Neuwirth, chanteur folk et road-manager, et Albert Grossman, redoutable agent musical, qui représente des artistes bien plus célèbres que Dylan, mais qui a pris la peine d’assurer le déplacement. À ce groupe viendront vite s’ajouter Alan Price, chanteur folk, et le poète Allen Ginsberg, que Dylan réclame d’ailleurs aux Britanniques (« Vous avez des poètes comme Allen Ginsberg par ici ?»). Puis c’est la route, avec huit dates en à peine plus de jours (entre le 30 avril et le 10 mai), et des trajets sur les chapeaux de roue, évidemment. Équipé d’une petite caméra mobile et maniable, c’est sans mal que Pennebaker se glisse sur le siège passager pour capter l’ambiance dans la voiture : revue de presse des concerts, comparatif de la place des chansons dans les charts et critiques des remarques des journalistes (« On commence à te traiter d’anarchiste ») constituent alors les centres d’intérêt de Pennebaker, qui, par un énorme travail de sélection, ne conserve que ces passages : pas de temps morts, pas d’assoupissement, pas de balourds gros plans sur les yeux perdus dans le vague.
La route, comme dans le roman de Jack Kerouac, s’efface derrière une recherche effrénée menée par les personnages : il ne s’agit plus d’arriver à destination (Don’t Look Back mélange les concerts et n’affiche qu’une seule référence géographique avec le carton « London », point de départ du film), mais seulement de parvenir à la prochaine étape d’une élévation spirituelle Comme dans le roman de Kerouac, ces mêmes étapes constituent autant de crises entre désir d’intégration et repli individualiste, Dylan oscillant entre avidité de reconnaissance (les classements, les critiques de la presse) et introspection. À ce titre, un plan des trois passagers, Dylan, John Mayall des Bluesbreakers, Baez, coincés sur le siège arrière, constitue probablement le climax en terme de tension, avec la chanteuse folk en colère marmonnant un titre de Dylan, « It’s All Over Now, Baby Blue », une déclaration de rupture, et Dylan essayant de faire diversion. La scène précédente se terminait sur Joan Baez poussant la porte d’une des chambres d’hôtel où Dylan passait ses nuits à écrire, à chanter, à fumer, sans dormir. Et donc sans dormir avec Baez, pourtant éperdument amoureuse : ils étaient le couple parfait de ceux qui allaient devenir des hippies, mais Dylan ne la suivra pas longtemps sur ce terrain-là, n’allant pas à Woodstock pour son festival mais pour y installer son foyer avec Sara Lownds l’année suivante. Mais Joan Baez est persuadée d’avoir trouvé l’âme sœur : elle l’a fait connaître aux États-Unis, ils échangent leurs chansons, ils ont quand même chanté ensemble devant le Lincoln Memorial pendant la Marche sur Washington de Luther King. Mais Dylan est déjà loin.
S’il se prête encore aux imitations et aux chamailleries qu’affectionnent des adolescents dotés d’un terrain de jeu et de possibilités démesurés, Dylan fait preuve, lors de la tournée britannique, d’une cruauté décelable dans les paroles de « Positively 4th Street » (juillet 65) et bien sûr « Ballad of A Thin Man » (août 65). Cruauté qu’il impose à ses compagnons de route lorsque presse et fans sont éloignés : tandis qu’il reçoit la visite d’Alan Price, ex-chanteur et organiste des Animals, et que celui-ci lui vole quelques secondes la vedette en interprétant du Dave Berry (« Little Things »), une chanson de music-hall, Dylan prend ses airs de tortionnaire et lui demande « Où en sont les Animals avec leur pianiste ?» alors qu’il sait pertinemment que Price est encore très affecté par son départ plus ou moins volontaire du groupe. Dylan voit la caméra de Pennebaker (il va jusqu’à lui jeter un regard), mais n’adoucit pas son comportement pour autant. Quand un invité éméché jette un verre par la fenêtre de sa suite du Savoy Hotel, il explose. Plus subtil, lorsqu’il rencontre le chanteur britannique et concurrent Donovan, il utilise sa chanson « It’s All Over Now, Baby Blue » pour ridiculiser le jeune homme, qui vient d’interpréter une quelconque bluette romantique, honnête, mais sans comparaison avec la performance de Dylan. Il y a aussi une cruauté chez Pennebaker, qui filme en gros plan Donovan aigri, scandalisé par ce que lui fait subir Dylan : le Britannique regarde l’objectif avec l’air de croire à une habile mise en scène des Américains.
Les commentateurs de la carrière de Dylan attribuent en partie ce virage à l’omniprésence d’Albert Grossman, le manager du chanteur. Redoutable commercial, le géant aux lunettes rondes est toujours aux côtés de Dylan, dans un coin de la pièce, observant les gamins sans jamais participer à leur enthousiasme. Mais lorsqu’il s’anime, l’homme est autoritaire, doué en affaires : il négocie avec Tito Burns le prix du passage de Dylan sur la BBC One, dans une scène téléphonique parmi les plus longues de Don’t Look Back. Grossman s’était créé une sorte de réservoir fermé d’artistes, faisant interpréter les chansons des uns (surtout Dylan) par les autres (Peter, Paul & Mary, pur produit commercial, ou Joan Baez) : une sorte de promotion perpétuelle, à peu de frais. Quand un maître d’hôtel pointilleux réclame le silence dans la chambre d’hôtel (d’un musicien !), Grossman s’interpose (« Si on était ailleurs, je vous casserais la gueule. […] Je me fous de vous, le gérant gominé ») et reconduit l’indésirable. Pennebaker a bien saisi l’ambivalence du parcours de Dylan : lui ne cherche qu’à s’amuser (voir les éclats de rire au début de « Bob Dylan’s 115th Dream », sur Bringing It All Back Home), tandis que Grossman exploite à fond le filon du protest singer en rébellion.
Jouer de la musique avec des mots
Don’t Look Back commence dans la rue, ambiance beatnik assurée par Allen Ginsberg, qui discute en retrait avec Bob Neuwirth dans le coin gauche de la caméra, tandis qu’en dandy dépenaillé se dresse Dylan. Le clip de « Subterranean Homesick Blues », réalisé par D.A. Pennebaker, annonce, tel un chœur théâtral prévenant les spectateurs des péripéties, la rupture qui va s’opérer dans l’œuvre du chanteur. Le titre, chanté par un Dylan au phrasé de rappeur, est rythmé par une batterie puissante et régulière, que redoublent des accords en picking nets et précis. Son écriture même a changé : de la folk song dans la plus pure tradition, basée sur des références historiques et un symbolisme évident, il est passé à une évocation surréaliste, beaucoup plus transgressive dans sa construction. Mais devant la caméra de Pennebaker, il est encore ce gamin de Duluth, un peu gauche lorsqu’il manipule les cartons sur lesquelles sont inscrites quelques paroles de la chanson : lui-même se laisse un peu dépasser par son nouveau rythme. Ou par les événements. Le réalisateur lui a probablement demandé de ne pas chanter, de ne pratiquement pas bouger : c’est l’homme qui s’efface derrière sa création, et qui saurait, sans connaître Dylan (mais qui, à l’époque ?), deviner que c’est ce porte-paroles qui chante « Subterranean Homesick Blues », de Bob Dylan ?
Avec huit dates, dont une au Royal Albert Hall (8000 places), un Dylan qui maîtrise chacune de ses chansons, y ajoutant régulièrement de nouvelles intonations, quelques variantes, et des monologues caustiques en prime, le spectateur était en droit d’attendre un fameux stock d’images live. Pennebaker, qui suivait en permanence Dylan, avait des dizaines d’heures de rush : on peut imaginer qu’il y avait au milieu de ceux-ci une bonne réserve de chansons. Mais il s’est penché sur la table de montage, et en a ressorti un film d’une heure trente. Un tiers, peut-être, est consacré aux performances scéniques de Dylan. Don’t Look Back est un film sur un chanteur, pas sur un concert, encore moins sur une série de concerts. Et la déception ! Les images de la scène sont minimales, gros plan fixe sur Dylan, plaqué contre un arrière-plan obscur, aucune image ou presque du public. Les chansons sont découpées, raccourcies : quand Dylan entonne l’hymne qu’est devenu « The Times They Are a‑Changin’ », le réalisateur préfère filmer la panique en coulisses pour brancher un micro aphone. Pennebaker n’a donc aucun respect !
Néanmoins, impossible de le nier : Don’t Look Back version bootleg serait probablement un des meilleurs albums de Dylan. Album encore acoustique : qu’il interprète le répertoire qui l’a rendu célèbre en tant que poète engagé, comme « The Poor Death of Hattie Caroll », ou bien « Lost Highway » et « I’m So Lonely I Could Cry » d’Hank Williams, et les seuls instruments, voix et respiration (« une colonne d’air » propose Allen Ginsberg dans No Direction Home) de Dylan lui permettent de tenir la scène à lui seul, sans aucun groupe, sans Joan Baez… Expérience à laquelle il se prête avec joie, multipliant les bons mots à l’adresse du public, s’autorisant un sourire avant de se concentrer à nouveau sur sa performance. D.A. Pennebaker ne s’intéresse d’ailleurs pas tant aux exploits de Dylan sur scène qu’à l’attente qui les précède : pour « To Ramona », le réalisateur conserve les accords, le choix de l’harmonica, les premières notes pas tout à fait dans le ton, pour mieux mettre en valeur l’attaque de la chanson, avec Dylan en parfait romantique folk. Dans les loges ou chambres d’hôtel, l’Américain révèle les sources premières de son écriture, Hank Williams donc, Herman & the Hermits, ou bien quelques chansons moins connues de son répertoire. Il se dirige doucement vers la complexité musicale inédite de ses nouvelles compositions, en mettant au point sa pratique du piano, toute en martèlements : Pennebaker enregistre alors (en son direct, le meilleur pour Dylan) plus le piano que la voix, afin d’y faire entendre le virage 1965 – 66.
Le malaise de Dylan qui transparaît dans Don’t Look Back a deux explications : la première, la plus évidente, est l’exil que la tournée britannique impose à Dylan. Même s’il ne s’agit pas de sa première excursion outre-Atlantique, le chanteur est considérablement affecté par la compagnie des Anglais : même Alan Price, un chanteur folk britannique apprécié par Dylan, prend des airs de bourgeois en comparaison du parlé vif qui est l’apanage du chanteur, originaire du Minnesota. Et puis les Anglais, deux albums de retard, attendent de lui un rôle, ou une musique, qu’il en a assez de jouer. Celui et celle d’un chanteur folk pacifiste, engagé et bienveillant. Le décalage n’en est que plus flagrant entre les spectateurs, presse comprise, et celui qui se présente face à eux. Dès la fin du concert, les journalistes se précipitent dans les cabines téléphoniques pour dicter leur compte-rendu, et faire la une du lendemain. Les fans s’accrochent aux voitures et les petites Anglaises jouent à Roméo sous les fenêtres.
Le générique de Don’t Look Back, qui suit directement le clip de « Subterranean Homesick Blues », est mis en musique avec « All I Really Want to Do », première chanson d’Another Side of Bob Dylan, le quatrième album, déjà plus personnel, du chanteur. Les paroles annoncent le Dylan le plus accessible : « Tout ce que je veux/C’est être ami avec toi ». Dans le reste du film, il y aura deux profils de sa personnalité : le réalisateur, malgré la modestie qu’il affiche à présent, avait parfaitement saisi le nouvel état d’esprit de Dylan, qui allait bientôt transparaître dans ses nouvelles compositions. À l’heure de la communication omniprésente, particulièrement dans la sphère culturelle, l’audace et la franchise dont fait preuve Dylan frappent : déçu de l’engagement, il est devenu au mieux nonchalant, au pire agressif face aux questions de la presse, toutes orientées vers une vision cultuelle de l’art que Dylan a abandonné (« Rien n’est sacré », déclare-t-il). Quand un journaliste du Times lui demande s’il « croit en ce qu’il chante », le dandy aux traits fins se transforme en Socrate acide, inversant les rôles et bombardant son interlocuteur de questions déstabilisatrices. Il en fera de même avec un adolescent à l’air bourgeois, étudiant en science mais somme toute pas menaçant, qu’il finira par franchement agresser (« Tu ne t’arrêtes jamais ? De parler ? Tu sais regarder sans rien dire ?») À l’inverse, il se montre parfois moins farouche, comme lorsqu’il brandit une ampoule électrique géante pour amuser les foules en conférence de presse ou lorsque des adolescents britanniques viennent lui parler des reprises électriques qu’ils font de ses chansons. C’est aussi parce que ces derniers sont sur la même longueur d’onde que lui, qui vient de sortir Bringing It All Back Home et prépare Highway 61 Revisited, sur lequel il s’affiche avec un t‑shirt Harley Davidson : Dylan a déjà un pied dans le rock. Toute l’adresse de Pennebaker pour saisir cette violente transition réside dans l’énorme travail de montage qu’il effectue dans les dizaines d’heures de rush. Le fait que Dylan n’ait apprécié le résultat qu’au deuxième visionnage, et qu’il réalisa un an plus tard sa propre version du montage des images captées par Pennebaker lors la tournée mondiale de 1966 montre que la sélection est pertinente.
Le plus appréciable dans Don’t Look Back, c’est cette faculté qu’a Pennebaker d’aborder la musique de Dylan sans aucun respect préalable, agissant plus comme un cinéaste que comme un biographe. N’attachant aucune valeur personnelle au répertoire de Dylan, il se sent libre de manipuler les interprétations, pour les plier aux exigences de son documentaire. Voir par exemple cette transition éminemment cinématographique, pour lier Dylan en concert et une scène de voyage, le lendemain. « The Times They Are a‑Changin’ » est interprétée sur scène par le chanteur, puis sa conclusion s’échappe de l’autoradio du véhicule. Le raccord est tellement brillant que le spectateur ne pourra pas ne pas y déceler un goût certain pour le montage. À un autre moment, un Dylan plutôt calme est interviewé par un journaliste de BBC Afrique qui lui pose la question « Comment avez-vous débuté, Bob ? Qu’est-ce qui vous a lancé ?» : Pennebaker coupe alors la séquence pour glisser sur une interprétation de « Only a Pawn in Their Game », chanson pacifiste extraite de The Times They Are a‑Changin’, par un Dylan plus jeune, au milieu d’un champ, entouré d’ouvriers noirs. Par le montage, Pennebaker montre les racines de l’œuvre, mais introduit en même temps une fiction très subtile dans son documentaire, pour mieux saisir l’effervescence de la tournée ou le passage à l’électrique, dans un geste qui proclame façon Faulkner que la fiction est parfois plus vraie que le meilleur des documentaires.