Dans le cinéma français et même mondial, il y a peu de parcours plus étranges et fascinants que celui d’Alain Cavalier. Des stars et studios à une logique du refus d’un cadre cinématographique traditionnel, pour faire « Cavalier, seul… ». Contemporain de la Nouvelle Vague, Le Combat dans l’île (1961), son premier long-métrage, doit être mis dans cette perspective, ainsi que celle d’une guerre d’Algérie aussi invisible que pesante dans la cinématographie de cette époque.
Trame politico-romantique
Coécrit avec Jean-Paul Rappeneau, Le Combat dans l’île présente une intrigue aussi habilement menée qu’alambiquée. Elle tend certes vers un arc narratif qui n’a rien d’original : deux hommes, amis d’enfance, aiment la même femme ; l’un d’eux doit disparaître, ce qui nous amène à cette belle séquence finale de duel sur la fameuse île. C’est tout à fait ça, mais ce serait bien peu faire honneur aux thèmes déployés dans ce métrage.
On est d’abord en présence de Clément et d’Anne (Romy Schneider, dans un de ses très beaux rôles), un couple élégant vivant dans l’aisance, le premier étant le fils d’un très riche industriel. Mais très vite, on est plongé au cœur d’une relation dysfonctionnelle. La légèreté insouciante d’Anne est douchée par les violentes crises de jalousie de Clément, particulièrement dur et agressif, pour lequel Jean-Louis Trintignant livre une composition tout à fait sidérante. Ce dernier fréquente Serge (Pierre Asso, avec un air de Méphistophélès cadavérique qui fait grand effet), qu’elle n’aime guère. L’inquiétant personnage est le chef d’une cellule fascisante se donnant pour but de régénérer le pouvoir et l’Occident. On est en 1961, difficile d’y voir autre chose que l’évocation d’une cellule de l’OAS (Organisation Armée Secrète), maniant aussi bien discours idéologiquement extrémistes qu’armes de guerre dans leur camp d’entraînement déguisé en société de chasse.
Les deux complices fomentent un attentat au bazooka contre un député de gauche. La mèche fut vendue à ce dernier (la cible était en fait un mannequin disposé à cet effet) qui en réchappe ainsi. Clément ne tarde pas à découvrir qu’il a été trahi par Serge lui-même. Le couple part se mettre au vert chez un vieil ami de celui qui est devenu ennemi public n°1 : Paul (Henri Serre), imprimeur humaniste menant à la campagne une vie tranquille, dans une sorte de retraite, loin des turbulences du monde. Découvrant la raison de leur venue, Clément est fichu à la porte. Il part accomplir sa vengeance à travers le monde, sur les traces du traître. D’abord désespérée, Anne reprend goût à la vie, notamment dans les bras de Paul, amant doux et bienveillant. Sous son impulsion, elle reprend le chemin des planches, plus globalement retrouve un bonheur simple mis en parenthèse par sa relation ombrageuse avec l’austère Clément. Une fois la besogne de ce dernier effectuée, la mauvaise surprise l’attend à son retour…
Les guerres des trois, entre autres
Au-delà de cette intrigue qui mêle le dilemme et la loyauté, se déroule un tableau de guerres, aussi bien individuelles que collectives. Le plus guerrier des protagonistes, Clément, est celui qui suit la trajectoire la plus rectiligne, avec un fanatisme et une constance inquiétants, comme placé légèrement au-delà du seuil d’une folie qui demeure relativement contenue. Avec un masque froid, fermé et déterminé, il est une figure puissante et marquante de ces soldats perdus. S’il est le seul personnage explicitement en guerre, les deux autres protagonistes sont traversés par des lignes de fracture très marquées, chacun d’eux est en quelque sorte un théâtre d’opérations conflictuelles. Anne, entre deux hommes, mais avant tout avec elle-même ; femme élégante, elle avait fait le deuil, du fait de l’insistance de Clément, de sa carrière au théâtre. Il s’agit pour elle de mener un combat, dans le cadre du dilemme entre deux hommes, pour renouer avec elle-même. Paul est quant à lui en lutte contre la perte de sa femme, sous sa bonhomie perce une mélancolie intense. Anne lui offre cette perspective de réenchantement de son existence, lui permettant d’accomplir le chemin vers le « règlement » de ce deuil.
De manière subtile, ce qui n’empêchera pas la censure de frapper, Le Combat dans l’île est une évocation de la présente guerre d’Algérie – en 1961, le processus d’auto-détermination est alors largement enclenché, l’OAS redouble alors d’activisme – tout en faisant résonner la Seconde Guerre mondiale, comme une blessure encore ouverte. Jusqu’ici politiquement abstrait, le film se fait, par fines allusions, plus précis. À la 33e minute, le mot est lâché : Algérie. L’un y est allé, Clément, l’autre non ; ils s’étaient perdus de vue depuis. Dans la continuité de la scène, l’épisode vichyste est mentionné, lorsque Clément et Paul évoquent leur pacte de sang enfantin (ils ont échangé leur sang) en entonnant avec goguenardise le « Maréchal nous voilà ! » de leurs années en culotte courte sur les bancs de l’école.
Sous ses aspects intimes, Le Combat dans l’île est le tableau d’un pays en guerre civile, qui le fut déjà durant la Seconde Guerre mondiale, sur le thème des « deux France ». L’une évoluant dans un fascisme larvé plein de rancœur et de frustration, l’autre éprise d’idéaux humanistes et démocratiques. Clément et Paul se présentent comme la chair et le corps de chacune d’elle. Cette opposition est également identifiable lorsqu’un syndicaliste vient chercher des tracts dans le local d’imprimerie de Paul, si le contenu n’est pas précisé, on peut tout à fait établir l’hypothèse qu’il s’agit d’un appel au soutien à l’indépendance algérienne. Lors du duel final de ce film de gauche pessimiste, l’idéaliste Paul est obligé de prendre les armes, à l’image de la résistance, pour contrer la rancœur du factieux Clément. Sur cette petite île, le règlement d’un conflit intime prend les allures et l’ampleur d’un drame alors national.
Vaguement Nouvelle Vague ?
Les critiques des Cahiers du cinéma puis La Nouvelle Vague furent en leur temps vilipendés, tout particulièrement par la pensée de gauche, pour une forme de désengagement, un dandysme identifié à une droite intellectuelle hussarde. Une posture volontairement entretenue par les uns et les autres, qui plaçait la forme au centre, au détriment du sujet, du fond. Lorsque Le Petit Soldat se penche sur la question algérienne, Godard met en scène « Forestier, anarchiste de droite mais jeune homme aux lectures et aux amours de gauche. » Et surtout, la violence des uns (l’OAS) et des autres (le FLN) est renvoyée dos-à-dos, comme un dilemme qui ne peut être dénoué. Il s’agit ainsi d’un film qui ne tranche pas, mais qui s’attache à saisir le malaise, ce qu’Antoine de Baecque caractérise par « un désarroi temporel face au monde et à son histoire » qui serait celui du héros de la Nouvelle Vague, mais également des cinéastes eux-mêmes. Alain Cavalier, en mettant en scène un personnage d’extrême-droite, soldat perdu et fanatique qui « mène à bout la logique des perdants de l’histoire, et en cela éclaire la fascination de la Nouvelle Vague pour les figures décalées de proscrits, pour les rebelles de la défaite », pourrait marcher sur les pas d’un tel positionnement. Mais il s’agit au contraire d’un film authentiquement de gauche, tous ceux qui s’y apparentent sortent vainqueurs du combat (Paul, mais aussi le député visé par l’attentat), même s’il a fallu user des armes et de la violence de ceux d’en face. Robert Benayoun y voit, dans Positif, « le démenti le plus flagrant aux postures d’irresponsabilité de la Nouvelle Vague, des Godard, Chabrol et Truffaut. » Venu d’une revue en guerre contre Les Cahiers du cinéma puis la Nouvelle Vague, voilà un compliment qui éloigne considérablement Alain Cavalier de ce mouvement.
Passé par l’IDHEC avant de devenir assistant de Louis Malle (pour Ascenseur pour l’échafaud et Les Amants), tous deux sortis en 1958, Alain Cavalier réalise son premier court-métrage cette même année (L’Américain). C’est-à-dire globalement l’itinéraire des « professionnels de la profession ». Il n’est donc pas identifiable comme un authentique rejeton de la génération des Cahiers qui passe alors à la réalisation. S’il n’était pas cul-et-chemise avec Rivette, Truffaut, Rohmer et consorts, on sait qu’il fréquenta le milieu cinéphile, notamment l’une des virées sauvages dont la bande avait le secret, pour se rendre à Arles où Jean Renoir, en 1956, monte un Jules César pour le théâtre. Le témoignage de Jean-Claude Brialy est mentionné par Antoine de Baecque dans sa récente biographie de Jean-Luc Godard : « On s’est entassé dans une vieille voiture américaine, une Oldsmobile noire aux coussins défoncés. Nous étions huit là-dedans, direction le sud. Les autres jeunes gens s’appelaient Rivette, Godard, Chabrol, Cavalier et sa femme, Denise de Casabianca. Charles Bitsch conduisait. » Il s’agirait ainsi plutôt d’un entre-deux, pas complètement dedans, mais assez proche pour partager ce type de moment fraternel.
Son apparentement avec Louis Malle, très perceptible dans la très belle et rigoureuse facture du Combat dans l’île, poursuit cette même idée. Ce réalisateur fut perçu par les Jeunes Turcs de la critique comme une alternative au cinéma de qualité. Les Amants a ainsi été défendu par Jacques Doniol-Valcroze dans France-Observateur et par Éric Rohmer dans Arts, autre bastion, moins confidentiel, du groupe des Cahiers : « Les Amants est un film très important. Il marque, non l’entrée en lice, mais la prise de pouvoir d’une nouvelle génération dans un cinéma français qui semblait, depuis la guerre, le champ clos des plus de quarante, puis de cinquante ans. À Venise, public et jury ne se sont pas trompés. Ils ont préféré la jeunesse de Louis Malle à la maturité d’Autant-Lara. » En définitive, si Alain Cavalier ne fait pas partie du premier cercle des trublions des Cahiers puis de la Nouvelle Vague, il en est un cousin, un proche, un ami, parfois même apparenté à la mouvance. On sait que le réalisateur fut nourri des mêmes influences, notamment le cinéma américain des années 1940 et 1950. Dans Le Combat dans l’île, le noir et blanc photographié par Pierre Lhomme (qui collaborera ensuite avec Chris Marker, Jean-Pierre Melville ou encore Robert Bresson) en semble un prolongement. L’image est souvent travaillée, avec beaucoup de rigueur, par de multiples et splendides nuances de gris ; on pense au Fritz Lang américain, à Robert Siodmak, entre autres. Le film s’attache aux corps dans l’espace, aux entrées et sorties du champ, avec une attention particulière pour les visages que Cavalier aime mettre en présence dans le cadre, parfois nimbés par des lumières très élaborées, avec une attention particulière pour le faciès de Romy Schneider.
Mais loin des artifices hollywoodophiles, Le Combat dans l’île débute dans une automobile qui déambule dans des rues prises par la nuit, un couple y converse. La scène se prolonge dans un appartement où Anne et Clément oscillent entre tendresse et désamour, violence et amour. On peut reconnaître ici quelques éléments de ce qui a fait une marque de fabrique de la Nouvelle Vague. D’autant que certaines séquences, à l’air libre, s’opposent à la sophistication évoquée ci-dessus. Même si le travail photographique demeure extrêmement soigné, une certaine spontanéité s’en dégage. C’est particulièrement le cas lorsque Clément déambule dans Paris alors qu’il est activement recherché. Le personnage, la désinvolture en moins, n’est pas sans évoquer un certain Michel Poiccard… En définitive, ce que l’on peut retenir de ce mélange complexe de rattachement et d’écarts que constitue Le Combat dans l’île, c’est qu’il semble annoncer toute la singularité de celui qui s’apprête alors à traverser un demi-siècle de cinéma français.