Plus de soixante ans après les faits, il nous parait inconcevable que l’on ne puisse pas facilement parler au cinéma d’une période de notre histoire, aussi noire fut-elle. Et pourtant, il en fallait du courage à Jean Dewever en 1961 pour évoquer l’occupation allemande sous un autre regard que celui des infâmes nazis, des méchants collabos et de la brave population française résistante. Qu’on se rappelle les difficultés que rencontra Marcel Ophuls avec son sublime documentaire Le Chagrin et la pitié, censuré et interdit de diffusion à sa sortie en 1971, vingt-six ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale ! La reprise de ce film méconnu d’un réalisateur dont la plupart des films ne sortirent jamais en salles, apparaît donc fondamentale pour la compréhension des rapports entre cinéma et histoire. Encensé à sa sortie par Truffaut, Resnais et même Jean Renoir, Les Honneurs de la guerre a totalement disparu des écrans depuis. Est-ce le sujet (l’occupation allemande en France) qui rend encore les Français frileux ? Sa redécouverte n’est pourtant pas qu’un devoir de mémoire, mais une obligation de cinéphile !
Tout est dit dans le sous-titre des Honneurs de la guerre : « une belle matinée d’août 1944 dans un village de France… » Il est vrai que cette matinée est belle : le soleil inonde la place principale, la lumière éclatante révèle la douceur de la nature, et tout incite au calme et à la paresse. Sauf qu’il ne s’agit pas d’une journée ordinaire, mais d’un de ces moments de l’Histoire où tout bascule. Août 1944 : les Américains ont débarqué en Provence, ils commencent leur œuvre de libération de la France et font petit à petit reculer les armées ennemies. Dans ce petit village isolé de la France profonde, les Allemands ne sont plus qu’une poignée qu’on oblige à lutter contre les velléités « terroristes » d’une autre poignée d’hommes qui se sont découverts résistants lorsque le vent a tourné en leur faveur. Tous sont épuisés par cette guerre. Vont-ils parvenir à s’entendre ?
Au fond, c’est une histoire totalement absurde. Celle d’hommes qui ne peuvent pas – ou ne veulent pas – communiquer, pour différentes raisons (le conflit qui les oppose, la langue qui les sépare), bien qu’ils partagent le même désir. Si les villageois français ont hâte de voir partir l’armée allemande (ou ce qu’il en reste), les Allemands n’ont pas particulièrement envie de garder éternellement leur position dans ce village où ils n’ont jamais été bienvenus, et encore moins en cette période d’espoir, où le cauchemar arrive à son terme. Il n’y aucun salaud, aucun criminel, aucun héros dans Les Honneurs de la guerre : juste des hommes las, abattus par la chaleur, révoltés par la mort injuste de leurs compagnons – que ce soit ce « résistant » pendu dont on ne verra que les pieds, ou ce jeune lieutenant allemand de 23 ans qui a reçu une balle dans le dos. Mais ce sont aussi des hommes qui aiment boire, manger, séduire des jolies femmes, rire en bonne compagnie. Des hommes qui ne savent plus vraiment pourquoi ils se battent, mais qui ont hâte que se finisse cette guerre qui n’a que trop duré, même s’il s’agit pour les Allemands de se rendre sans conditions à leur ennemi, ou pour les Français de tuer sans autre forme de procès. C’est en cela que le titre du film – qui aurait pu banalement, d’un changement de consonne, devenir « les horreurs de la guerre » – est profondément juste. On ne peut pas garder son honneur dans une guerre, même si c’est pour lui que l’on a justifié son déclenchement…
Il y a beaucoup d’influence « renoirienne » chez Jean Dewever. Ne serait-ce que pour ce long déjeuner, que les « résistants » français prennent avant de joyeusement partir à l’assaut du village occupé. Dewever observe ces moments venus d’un autre temps, celui peut-être des heureuses années du Front populaire, où l’on s’amuse autour d’une table, on chante, on se promène au bord de la rivière, on s’allonge dans l’herbe et on évite d’évoquer l’ennuyeuse politique. Il s’attache à chacun de ses personnages, sans donner la parole à l’un plus qu’à l’autre, notant des petites choses presque banales, comme une succession rapide et souvent drôle de tranches de vie, où chacun révèle ses qualités comme ses petites médiocrités. Mais il y a aussi un style propre à Dewever, étonnant et singulier dans cette période d’explosion de la Nouvelle Vague française. Dès la scène d’ouverture, quelques plans suffisent à introduire le contexte : l’un sur les jambes d’un pendu, l’autre sur une maison incendiée, un troisième sur un graffiti défavorable à Pétain. Puis, il ne se passera presque plus rien. Dewever filme une journée presque comme les autres, accordant autant de place au quotidien des Allemands qu’à celui des Français – qu’on ne verra presque jamais parler ensemble –, comme pour les mettre en parallèle. Le cinéaste joue à plein la carte de l’épure, en privant son film de musique ou d’actions spectaculaires et se contentant de sous-entendre quand il n’est pas nécessaire de montrer : le bruitage de coups de fusil suffit à évoquer le combat et la mort, comme dans cette prodigieuse scène finale qui laisse le spectateur sur une sensation presque insupportable de malaise.
La réussite du film est de n’introduire aucun jugement à l’aune de ce qui a pu se passer ensuite. La grande Histoire est présente, mais en filigrane, sous forme de répliques impromptues ou de brèves apparitions graphiques : le STO, les FFL, De Gaulle, les collabos, la Milice, la Gestapo… Tous ces noms qui ont marqué la seconde guerre mondiale sont là, mais en arrière-plan. Car au fond, ce ne sont pas ces grands faits qui ont intéressé Dewever, mais le destin d’individus pris dans un contexte particulier, qui illustre en peu de mots et encore moins de gestes la célèbre phrase de Prévert : « quelle connerie, la guerre ! »