La production du film Panic Room, sorti en 2002, est fortement marquée par les intentions de David Fincher en matière de représentation. Issu de la publicité et du clip, cet habile technicien fait preuve d’une maîtrise assez appuyée de l’image et de sa mise en syntagmes ou en séquences. Chez Fincher, depuis ses premiers clips, la composition de l’image relève d’une acuité telle que ses cadrages léchés, ses champs dessinés avec densité et ses textures d’image illuminées par l’étalonnage numérique, éclipsent souvent des choix scénaristiques moins convaincants. Avec Panic Room, l’auteur suit cette même logique et pousse la représentation par l’expérimentation technique à un tel degré qu’il en vient à redéfinir le rôle de la caméra.
Quand David Fincher se voit confier le scénario de Panic Room, signé David Koepp, par le studio Columbia, il s’est imposé comme un auteur des plus originaux, capable de transcender n’importe quel genre et n’importe quel script : il accepte donc de prendre en charge la réalisation de Panic Room – terme qui désigne la « pièce refuge » en cas de crise – un concept d’aménagement architectural et urbain à l’intérieur des maisons hérité des donjons du Moyen-Âge et des abris anti-atomiques du XXe siècle, qui se veut comme l’endroit secret d’un bâtiment, le refuge constitué d’une chambre faite de quatre murs en béton épais comprenant toutes les installations nécessaires à une vie en autarcie pendant des semaines. Les problématiques réflexives de la peur, la paranoïa et l’instinct de protection poussé à son paroxysme, suscitées par une angoisse appuyée du crime et du terrorisme, ont encouragé le scénariste à écrire une parabole très visuelle où ces différentes équations se seraient réunies, pour étudier le comportement humain et ses réactions dans de telles situations.
Fincher profite de l’opportunité que lui laisse le huit clos d’avoir cinq personnages enfermés dans une maison pour étrenner plusieurs opportunités filmiques et marquer son intrigue d’un certain style visuel. Au gré d’une ambiance sombre et claustrophobique, le réalisateur veut calquer au récit ses plans de prédilection, sans coupure d’un endroit à un autre, quels que soient ces endroits. Afin de palier à cette limitation des mouvements par le concept-même du sujet, Fincher jauge la viabilité de son projet par une exploitation très accrue de l’image numérique, pour réaliser certains plans qu’il sait impensables dans les règles d’un tournage physique traditionnel. Fincher développe ainsi des contrats avec six compagnies d’effets spéciaux qui s’occuperont chacune d’aspects bien particuliers du film : BUF pour les mises en images de synthèse les plus complexes, Computer Cafe pour les retouches invisibles et, surtout, Pixel Liberation Front qui se consacrera à la lourde prévisualisation 3D des séquences principales de l’action, afin de donner au réalisateur le nécessaire à sa mise en scène, et à sa gestion économique et structurelle de la production : des visions brutes des espaces, (pro)filmiques ou non, et des moyens des les mettre en scène.
L’image augmentée
Panic Room nous intéresse particulièrement dans le cas présent pour l’un de ses plans-séquences (le film en contenant un certain nombre). Celui-ci est plutôt long – 2 minutes et 39 secondes, situé entre 00h15mn01s et 00h17mn40s de film – et renferme en son sein probablement les images les plus complexes de l’œuvre. Dans ce plan, la caméra, située à l’intérieur de la maison, suit d’étage en étage les tentatives d’effraction des trois voleurs à l’extérieur. L’objectif principal du plan-séquence est de réaliser une construction visuelle, mentale et durable de l’espace scénique de la maison et, par l’intermédiaire du mouvement continu, d’en poser les bases géographiques, spatiales, stylistiques (le ton « cru » ancré dans un certain « quotidien » proche de nous, spectateurs) et architecturales.
Fincher a tourné l’action séparément pour chaque pièce, puis la société d’effets visuels numériques BUF a créé en 3D les éléments de décors intermédiaires qui permettaient de combiner ces prises successives en un seul plan continu. Comme pour tous les autres plans truqués du film nécessitant une reproduction de l’espace scénique, l’équipe technique a commencé par prendre des dizaines de photos du décor, puis a plaqué ces images sur une reconstitution 3D des pièces et des accessoires. En plus de ces raccordements numériques nécessaires entre chaque prise et à l’intérieur-même des prises, la reproduction 3D a également servi à atténuer les secousses et autres accros et accidents de la caméra analogique par-courant des portions de l’espace par mouvement de grue ou travelling. C’est ainsi que plusieurs portions du mouvement global ont finalement été reconstruites en images de synthèse pour effacer les secousses, parfois trop importantes pour de simples retouches sommaires : cela permettait également d’éviter tout problème d’alignement des perspectives et des parallaxes. Ensuite, le décor manquant a été intégré entre chaque prise. Il restait alors à créer un mouvement de caméra virtuelle qui parcourrait le décor 3D jusqu’au point de départ de la prise suivante. Comme l’architecture, les couleurs et les textures correspondent, la transition numérique joue l’illusion à nos yeux – mais n’est pas pour autant inostensible !
Si, pour Panic Room, les transitions numériques du long plan-séquence sont (relativement) de l’ordre des effets invisibles (la qualité esthétique est néanmoins variable selon les portions du plan, la texture et les rendus n’étant pas constamment des plus optimums), les mouvements de caméra et les points de vue qui en sont proposés se démarquent directement à l’image par leur qualité à produire des angles et parcours qui seraient irréalisables physiquement et matériellement sans l’intervention de l’image numérique. De cette façon, à partir du moment où une caméra passe à travers l’anse d’une cafetière, elle s’annonce, par ce même mouvement et ce même point de vue de l’espace figuré, comme un effet visuel, de par son improbabilité scénique « réelle ». L’exploitation de l’image numérique dans les espaces des champs de Panic Room est, finalement, ostensible dans sa nature propre ! Malgré toutes les intentions narratives et d’exposition visuelle de l’espace que peut revendiquer ce long plan-séquence – et même les autres plans hybrides en mouvement du film, tels que celui où la caméra recule dans un conduit, figée sur la lampe torche tenue par l’une des actrices –, il faut bien avouer que, tant par son esthétique que dans son inscription et son éloignement des codes cinématographiques, le mouvement en son sein ainsi que le point de vue de caméra hybride (analogique et virtuelle) qui y est lié jurent sensiblement par rapport à la continuité stylistique et de mise en scène plus statique du film dans la présentation des espaces.
La représentation totalisée
Dans l’ensemble, Panic Room est un exercice de style un peu vain, bien que plutôt convaincant dans ses démarches. S’il reste divertissant, il est plutôt difficile d’attendre de l’auteur une réflexion pertinente à la hauteur de ses précédentes réalisations. Car au bout du compte, il n’en reste qu’une démonstration virtuose et futile. Hitchcock n’aurait pas renié le concept et on sent parfaitement que Fincher s’est donné la (dé)mesure des ambitions du maître. C’est pour son méta-discours sur l’outil le plus important du cinéaste que Panic Room révèle son pur intérêt cinématographique : par sa gestion numérique de l’espace scénique, les points de vue de la caméra, virtuelle ou hybride, sont augmentés et s’affranchissent totalement des contraintes matérielles.
L’œuvre exploite l’image numérique – dans des espaces hybrides dans lesquels la caméra numérique se greffe à la caméra analogique – de façon à exposer les espaces scéniques selon les angles les plus pleins possibles. Plus par volonté de démonstration ou de spectacularisation, et malgré les défauts narratifs ou esthétiques par rapport à l’ensemble du film, les mouvements émancipés dans ces espaces partiellement numériques cherchent à s’affranchir du cadre, tout en sachant désespérément que cela reste (pour l’instant) impossible. Pour pallier à cette inéluctabilité, les mouvements couvrent les champs d’un maximum de signifiants, quitte à les saturer par une densité extrême de composition, et se déplacent au-delà des limites physiques pour montrer l’espace dans sa totalité, pour figurer tout le décor et les environnements, pour que le champ soit habité de tout ce qu’il peut atteindre.
Il n’est plus impossible de figurer le passage du point de vue à contre-sens sous les roues d’un camion lancé à toute vitesse sur l’autoroute, d’accompagner l’objectif le long d’un parcours qui pénètre une serrure ou marque comme étape la poignée d’une cafetière… L’image numérique et le régime de vision qui lui est propre – dans leur inscription et leur renouvellement de codes plastiques bien ancrés, par le rapport ambivalent entre composition analogique et numérique, par la monstration complexe du champ, l’illusion de la représentation, la difficulté d’une nouvelle perception, et par une mise en images spécifique des mouvements dans les espaces – en vient à faire évoluer le style de représentation et de figuration des espaces habités et des mondes créés, parmi les codes cinématographiques. Bien sûr, pas de bouleversement total non plus ! Fincher ne vire pas encore dans le film expérimental, mais il reste néanmoins que la façon de représenter, de narrer, de montrer, évolue vers des structures plus denses, plus tendues, plus continues, plus complexes, et plus inventives. L’originalité est de mise car le numérique autorise tout type de mouvement et de point de vue de caméra. On commence alors à s’émanciper de certaines formes traditionnelles de mise en images, mais pour l’instant, il est encore impossible de couper avec plus de cent ans de cinéma, qui ont posé leurs codes, leurs règles et tout un habitus de l’image animée.