Réalisé par Gordon Douglas – déjà auteur de westerns solides comme Le Trésor des sept collines ou Le Tueur au visage d’ange – Rio Conchos sort en 1964 avant le premier épisode de la « trilogie du dollar » dont les films sont souvent présentés – avec Coups de feu dans la Sierra de Sam Peckinpah – comme les piliers fondateurs du nouveau western. Encadré par une introduction et une conclusion époustouflantes, le corps de Rio Conchos s’avère bien moins balisé que ce qu’une première vision peut laisser à penser. Analyse en trois temps de ce chef d’œuvre méconnu.
Premier acte
Son ouverture stupéfiante – une des plus belles du genre – inscrit d’emblée Rio Conchos dans une catégorie à part. Richard Boone – dans un très beau rôle – y abat sans ciller un petit groupe d’indiens qui enterrent un des leurs. Tout ce qui finira par décrire les œuvres de Peckinpah, Eastwood, Hellman ou Leone est déjà présent : violence brute, musique lancinante qui préfigure celle de Morricone (inoubliables coups de fouet qui marquent le tempo), sécheresse des actions, aridité du décor, cadres insistants, intensité à la limite du soutenable. Après le massacre, perpétré avec un fusil à répétition, le personnage de Boone (Lassiter) se fait arrêter par la cavalerie. Un chargement de ces fameux fusils a été dérobé et il faut à tout prix empêcher qu’il ne tombe aux mains des indiens. Une équipe improbable se constitue alors et se met à la recherche de la cargaison : un capitaine de cavalerie beau gosse, un sergent noir, Lassiter – censé guider contre son gré les militaires jusqu’au receleur des fusils – et un bandit mexicain enrôlé de force.
Corps du film
Un peu moins marquant à première vue que son introduction et sa séquence finale, le corps du film, sous une apparence plus classique, contribue à faire de Rio Conchos un western éminemment moderne. Il travaille en effet, discrètement mais sans relâche, à expurger le bien, valeur cardinale du genre. À partir d’une impulsion initiale qui fait encore illusion (il faut retrouver les fusils pour éviter un bain de sang), les motivations fondamentales des personnages sont peu à peu mises à jour, et elles s’avèrent bien éloignées de celles habituellement développées dans le western classique (la loi, l’honneur, la famille, la propriété, la liberté, le travail, la communauté).
Lassiter est un salaud patenté, dont le désir de vengeance (sa famille a été exterminée par les indiens), se transforme en pure haine raciste et en appétit génocidaire insatiable. Dans la séquence finale, il ne pense qu’à se venger du chef indien, et il est fort probable que sa décision de faire finalement exploser les caisses de fusil soit plus dictée par son désir de tuer le maximum d’indiens que par celui d’éviter des affrontements sanglants entre blancs et Apaches. Une lecture rapide peut conférer à l’indienne un statut d’héroïne (elle délivre les acolytes de Lassiter afin qu’ils puissent faire disparaître les fusils), mais il faut noter au passage que ce geste est avant tout un geste de trahison envers les siens, et qu’il signe l’arrêt de mort de plusieurs membres de sa tribu. Sa décision est ambiguë et douloureuse, certes motivée par son désir de sauver des enfants innocents du massacre à venir mais aux conséquences désastreuses pour ses proches. Le bien en tant que tel n’existe plus, il est inextricable du mal, tout n’est qu’une affaire de choix personnels, de priorités, de nuances. Le cas du bandit mexicain est le plus caricatural : mû par un individualisme forcené et par le seul appât du gain, il ne respecte aucun code d’honneur, retournant sa chemise et reniant sa parole un nombre impressionnant de fois au cours du récit, avec un cynisme et une ironie toutefois assez hilarants. Le colonel sudiste est également uniquement motivé par son appétit du pouvoir et sa soif de vengeance. Même le comportement du capitaine de cavalerie, qui a pourtant tout du héros idéal et du gendre parfait, devient peu à peu suspect, son image de brave soldat voulant se racheter de son erreur (c’est lui qui était responsable du convoi de fusils volés) se voyant peu à peu entachée de forts soupçons d’arrivisme et de carriérisme (il ne ferait tout ça que pour obtenir ses galons de général). Dans ce western aux couleurs flamboyantes et aux décors magnifiques, le portrait de la société est glaçant : l’intérêt général ne subsiste plus que dans les prises de position officielles (il faut retrouver les fusils), chacun manœuvrant par derrière pour atteindre ses objectifs individuels – peu avouables.
Il y a cependant une exception notable, celle du sergent noir – personnage le plus discret du groupe – chez qui on ne parvient pas vraiment à identifier d’intentions malfaisantes (malgré une allusion de Lassiter qui le soupçonne également de carriérisme). Dans l’Amérique et le Hollywood du début des années 1960 (la ségrégation racial n’a été officiellement abolie qu’en juillet 1964 avec le Civil Rights Act), ce geste très progressiste de Gordon Douglas est plein de panache et probablement bien plus remarquable que si le personnage noir avait été compté au rang des salauds. Le reste du film est par ailleurs au diapason de ce positionnement antiraciste, les indiens étant mis sur un pied d’égalité avec les blancs (le chef indien reconnaissant par exemple sa propre haine dans le cœur de Lassiter). Mais malgré cette petite digression humaniste, la notion de bien n’aura jamais été aussi évanescente dans l’histoire du genre que dans Rio Conchos.
Ce n’était certes pas la première fois qu’un western mettait à mal la dichotomie caricaturale entre bien et mal, entre bons et méchants. De nombreux films des années 1950 mettaient en scène une rédemption, où le héros, un ancien salaud, se faisait reconquérir par le bien : L’Homme de l’Ouest d’Anthony Mann, Les Massacreurs du Kansas d’André de Toth, ou encore de manière moins explicite mais néanmoins réelle Vera Cruz de Robert Aldrich. Mais l’échelle de valeur classique était respectée, le bien restait la valeur de référence vers laquelle il fallait tendre et le happy-end était de mise. Dans Rio Conchos, il n’y a pas de personnages sur la voie de la sagesse, et si happy-end il y a (la destruction des fusils), ce n’est en rien une conclusion à destinée morale, mais plutôt la conséquence mécaniques d’une série d’actions individuelles, pour la plupart motivées par des considérations étrangères à la notion de bien. Un autre film est souvent cité comme étant un tournant dans l’histoire de la représentation du bien et du mal dans le western : Coups de feu dans la Sierra de Sam Peckinpah. S’il dépeint bien la fin d’une époque (celle des héros du grand Ouest), on peut considérer que Coups de feu dans la Sierra ne constitue pas encore une véritable rupture, mais propose plutôt de simples incursions dans un ordre nouveau (représenté à l’image par la zone minière dont le paysage abstrait rompt avec le décorum de la première partie qui représente plus volontiers l’aspect classique du western). Ces incursions restent encore au statut de tentations et Peckinpah revient dans la norme avec un finale où – malgré l’envie du personnage de Randolph Scott de basculer du mauvais côté et même si l’on sent qu’il s’agit peut-être de la dernière fois – le bien et les valeurs old school (la solidarité entre compagnons d’aventure) finissent par l’emporter. Rio Conchos va bien plus loin, les personnages assumant plus franchement leur individualisme et leur indépendance par rapport aux valeurs établies du genre.
Deux autres superbes westerns classiques se rapprochent par leur noirceur de Rio Conchos, sans toutefois être aussi radicaux : Le Raid de Hugo Fregonese (1954), et Fort Massacre de John M. Newman (1958). Le cas du Raid est le plus complexe. Un officier sudiste (génialement joué par Van Heflin) infiltre une petite ville nordiste pour organiser un raid qui la mettra à feu et à sang. Fait exceptionnel pour un film de l’époque, l’officier mène à bien sa mission, sans se laisser dérouter par son amour naissant pour une veuve nordiste et son fils, et l’attaque a lieu comme prévu, la ville étant mise à sac. Malgré la noirceur de sa conclusion, la ligne de démarcation entre bien et mal est omniprésente dans Le Raid, tout en ayant la particularité d’être mouvante. Fregonese demande constamment à son spectateur de situer son personnage dans un camp ou dans l’autre. La réponse n’est pas évidente tant le scénario s’applique à justifier ses agissements et à l’humaniser, mais Fregonese finit par esquiver la question de la perméabilité entre le bien et le mal dans une conclusion qui se limite à invoquer la logique de guerre (l’officier n’a rien fait d’autre que son devoir). Rio Conchos ne se contente pas comme Le Raid de faire des allers-retours de part et d’autre de cette ligne de démarcation, mais il travaille bel et bien à sa destruction. Fort Massacre présente un profil similaire au Raid. Son personnage principal est foncièrement mauvais, et comme Lassiter dans Rio Conchos, il est obsédé par l’extermination des indiens qui ont décimé sa famille. Il commande un détachement de cavalerie et toutes ses décisions conduisent à d’importantes pertes humaines dans ses rangs. L’intérêt du film réside en ce qu’il maintient longtemps la possibilité d’une interprétation rationnelle des actes de cet officier (interprété par Joel McCrea) qui mène volontairement ses troupes à leur perte pour pouvoir assouvir son besoin de vengeance personnelle. Si l’originalité de Fort Massacre réside clairement dans la misanthropie de son héros, il ne remet pas en cause les frontières classiques entre bien et mal, les agissements de McCrea sont identifié sans ambiguïté aucune comme étant « mauvais », le rôle du « bon » étant in extremis endossé par son second qui finit par l’abattre. Dans Rio Conchos, il ne s’agit pas de la dérive d’un personnage dans un contexte aux valeurs binaires bien/mal solidement établies, mais bien de l’évolution de ce contexte, car aucun des nombreux personnages du film ne peut plus être considéré comme un digne représentant du pôle « bien ». Le bien, et dans son sillage la ligne de démarcation bien/mal, s’évaporent du film, laissant pour la première fois (en tout cas à notre connaissance) un western orphelin de l’une de ses valeurs cardinales.
Dénouement
Le finale de Rio Conchos est absolument sidérant. La petite troupe de Lassiter se retrouve, sur les bords du Rio Conchos au Mexique, dans le camp de base d’un détachement de l’ex-armée sudiste qui n’a pas déposé les armes près de deux ans après la fin de la guerre de Sécession. C’est cette armée de mercenaires qui – sous le commandement du colonel Pardee – a dérobé les fusils et s’apprête à les vendre aux Apaches. Le colonel mégalo est en train de se faire construire une immense villa richement meublée dont seul la façade et quelques murs sont achevés. Dans ce décor surréaliste, où un champ donne la pleine illusion de l’intérieur d’une plantation bourgeoise alors que le contre-champ révèle l’artificialité du décor, Douglas livre quelques réflexions virtuoses sur son propre art : le cinéma permet-il de dupliquer la réalité (le colonel transposant son quotidien du Mississippi au Rio Conchos, de la Louisiane au Chihuahua mexicain) ou est-il un simple trompe‑l’œil (comme l’attestent les plans du colonel derrière son bureau qui montrent en toile de fond un canyon désertique) ? Et lorsque le colonel explique qu’il a trouvé un moyen bien plus efficace – et lucratif – pour combattre son ennemi que d’envoyer ses troupes au combat (en vendant des fusils aux Apaches pour qu’ils aillent détruire eux-mêmes les troupes nordistes), on ne peut s’empêcher de voir là théorisés les grands principes de la propagande anti-communiste hollywoodienne : tandis que les studios s’enrichissent, l’URSS est combattue et la zone d’influence américaine consolidée sans avoir à envoyer des soldats. « Ce n’est pas un rêve mais la réalité », assure le colonel, qui finira par regarder impassible les explosions pyrotechniques géantes qui détruisent son campement sans bien savoir s’il s’agit de cinéma ou de la fin véritable de son aventure.
Nota : Rio Conchos, Le Raid et Fort Massacre sont disponibles en DVD dans l’indispensable collection « Westerns de Légende » de l’éditeur Sidonis-Calysta. Coups de feu dans la Sierra est disponible chez Warner.