Premier d’une très longue série consacrée au personnage de Tarzan, le film réalisé par W.S. Van Dyke reste probablement le plus intéressant de tous. Si l’apologie d’un retour à la nature que n’aurait certainement pas renié un Rousseau pourra faire grincer des dents, le potentiel de transgression du film dans les sujets qu’il sous-tend (sexualité, matérialisme, religion) fait de celui-ci une œuvre d’avant-garde avant que le couperet de la censure américaine ne retombe à partir de 1934.
Au début des années 1930, Hollywood se prend de passion pour les contrées exotiques. Cadres idéaux pour mystères en tous genres et personnages énigmatiques de circonstances, l’extrême-Orient nourrit successivement l’imaginaire des plus grands, de Josef von Sternberg (Shanghai Express, 1932) à Victor Fleming (La Belle de Saïgon, 1932) en passant par un Alfred Hitchcock encore britannique (À l’est de Shanghai, 1932). Dans ces cas-ci, les cadres géographiques bien définis sont généralement prétextes à délocaliser la sensualité débridée de nouvelles actrices venues redéfinir les codes de la séduction (Marlene Dietrich, Jean Harlow) auprès d’un grand public alors pas si pudibond que cela. Mais en marge de ces productions calibrées pour de jeunes actrices, d’autres projets cinématographiques hollywoodiens s’embarquent pour des contrées mystérieuses qui seront mises directement en opposition aux modèles de nos sociétés occidentales. En 1931, F.W. Murnau se lance dans le projet totalement fou qu’est Tabou. En 1933, c’est le très grand King Kong d’Ernest B. Schoedsack et Merian C. Cooper qui sort sur les écrans, histoire d’amour improbable entre une jeune Américaine et un immense gorille découvert sur une île sauvage. Mais un an plus tôt, c’est le réalisateur W.S. Van Dyke, resté bien moins connu que ce film, qui s’attaque au célèbre mythe de Tarzan.
Il est inutile de revenir sur les ressorts d’une histoire que tout le monde connaît. La rencontre entre une jeune femme de la haute société et d’un bon sauvage qui n’a jamais rien connu de la civilisation des hommes a nourri un nombre inimaginable de films, de dessins animés, de bandes-dessinées ou encore de fantasmes en tout genre. En 1932, lorsque Hollywood décide d’adapter pour la première fois ce mythe au cinéma, l’industrie tient à sa disposition de nouveaux outils technologiques susceptibles de donner au projet toute l’ampleur attendue. Le parlant, l’incrustation de fonds et la mobilité accrue des caméras permettent des prouesses susceptibles d’offrir un spectacle inédit au spectateur de l’époque. Ainsi, le montage alterne subtilement des scènes plus classiques tournées en studio et de grands panoramas sur les contrées sauvages dont on ne saura jamais exactement la localisation géographique. Ces scènes-là flirtent clairement avec une approche nettement plus documentaire. Et pour assumer la cohérence de ce parti-pris aux antipodes de Hollywood, la production n’hésite pas un seul instant à faire coexister dans un même plan stars américaines et autochtones grâce à un savant procédé d’incrustation qui allait faire les grandes heures de l’âge d’or.
Comme on pouvait s’y attendre, il ne faut pas espérer de ces productions, aussi bonnes soient-elles, d’avoir une quelconque portée ethnologique. Les locaux restent de simples primitifs dont on se soucie peu de comprendre les mœurs, les coutumes ou les croyances. Tout au plus servent-ils de faire-valoir en jouant les serviteurs dévoués ou en se posant comme menaces directes via des actes barbares qui font d’eux de parfaits sauvages de cinéma. Tout comme le mode de vie de Tarzan n’invite pas à de grandes remises en question du modèle occidental. Tout au plus reste-t-il l’apologie d’un retour total à la nature où l’homme subsisterait par ses propres moyens, en totale harmonie avec son environnement, y compris les animaux qui s’avèrent être des compagnons bien plus fiables que les hommes. Cette philosophie rousseauiste d’une grande naïveté n’est pas à prendre au premier degré car elle se se pose bien plus en fantasmes d’une société matérialiste, toujours incarnée de manière négative dans le film, qui aimerait pouvoir se regarder dans un miroir en toute bonne conscience.
Mais là où Tarzan, l’homme-singe trouve tout son intérêt, c’est dans sa manière de s’affranchir de certains règles morales de représentation des corps et de la sexualité. En 1932, lorsque le film est réalisé, Hollywood connaît une période temporairement débridée, marquée par des scandales en tous genres, qui amène la mise en place d’un Code de censure à partir de 1934, davantage système d’autorégulation pour les grands studios que censure étatique. Le film de W.S. Van Dyke est donc l’un des plus dignes représentants de cette parenthèse enchantée. Loin d’une civilisation contraignante et source de frustrations savamment tenue en hors champ, les personnages s’affranchissent sans aucune ambiguïté de certaines obligations morales. Les préceptes religieux n’existent plus et l’interdit n’est plus lié qu’à une simple question de survie. Tarzan, incarné par l’ex-champion de natation Johnny Weissmuller (qui jouera uniquement ce rôle jusqu’à la fin des années 1940), est une masse de muscles simplement vêtu d’un petit slip en peau, capable à la force de ses mains, de tuer un lion ou de semer des alligators. Cette bestialité parcourt le film de bout en bout (y compris lors des scènes d’une rare violence pour l’époque où des hommes sont tués par des animaux sauvages) et fait de ce Tarzan, mi-homme, mi-animal, un véritable corps écran affranchi de tout tabou pour vivre ses pulsions. La question du plaisir sexuel n’est bien évidemment jamais loin, même s’il n’est pas représenté de manière directe. Face à lui, Jane s’abandonne dans d’inoubliables scènes à l’intense sensualité (sur le rivage ou dans la rivière, toujours dans des poses suggestives) laissant transparaître un état de plénitude sexuelle suffisamment important pour reléguer au second plan le handicap de la barrière de la langue.
À partir de 1934, tous les autres films de la licence Tarzan (qui se poursuivra tout de même jusqu’en 1948 avec Johnny Weissmuller) perdront nettement de leur caractère subversif. Si on pourra retrouver quelques scènes d’anthologie d’une étrange beauté dans Tarzan et sa compagne (1934) et Tarzan s’évade (1936) où la délicieuse Maureen O’Sullivan continuera d’arborer une robe plus courte que ne le voudraient les ligues de décence, Tarzan perdra de sa présence animale jusqu’à être presque totalement désexualisé par l’arrivée d’un bébé abandonné dans Tarzan trouve un fils (1939). Éludant ainsi toute question sur la sexualité de Tarzan et de Jane qui ne pourraient n’avoir jamais goûté au fruit défendu, les deux tourtereaux sont d’un coup auréolé d’une virginité contradictoire. Pendant toutes les années qui vont suivre à Hollywood, aucun autre acteur n’incarnera ainsi un corps écran doté d’une sensualité virile. Il faudra attendre 1951 et l’explosion sur grand écran de Marlon Brando dans Un tramway nommé Désir pour que le cinéma américain envisage à nouveau l’érotisation du corps masculin.