Comment, devant ce film réalisé en Indonésie par un Anglais, ne pas penser à Duch, le documentaire de Rithy Panh sur ce tortionnaire cambodgien du régime khmer rouge ? Tous deux répondent à ce désir morbide de voir, face caméra, un monstre confesser froidement ses exactions, les décrire sans la moindre culpabilité ; l’ambition étant évidemment de comprendre comment un être humain peut ainsi se désinhiber de toute empathie. À Jakarta, nous rencontrons donc les preman, ces hommes que l’État indonésien a utilisés indirectement – via des organisations paramilitaires, voire de simples actes individuels – pour exterminer un million d’opposants politiques en 1965, regroupés sous le nom de « communistes » mais rassemblant en réalité tout ce que l’autorité jugeait alors nuisible. The Act of Killing s’ouvre sur quelques cartons explicatifs nous détaillant comment ces hommes sont encore très fiers d’avoir participé à cette épuration ; ils sont alors invités par Oppenheimer à reconstituer devant la caméra cette époque meurtrière, « jeu » auxquels ils se prêtent avec beaucoup d’amusement. Le programme, franchement pervers, peut aussi s’avérer passionnant ; or, outre une petite part de prétention – le titre, ou encore la citation de Voltaire en introduction – qu’il ne faut pas non plus dramatiser, The Act of Killing reste une déception, courant deux lièvres à la fois : le film humain et le film militant.
Du côté humain, la mécanique fonctionne, évidemment, dans les premières scènes : voir ces hommes blaguer librement sur les centaines d’innocents qu’ils ont tués, converser sur les modes opératoires, est saisissant de brutalité. On hésite même à y croire, tant les valeurs morales semblent absolument inversées, caricaturalement violentes, chez ces presque vieillards à qui l’on donnerait le bon Dieu sans confession. Mais l’exercice tourne bientôt à vide : l’exploration n’avance pas d’un pouce plus loin que cet étalage d’immoralité. Oppenheimer ne cherche jamais à entrer dans leur système de pensée, cela ne semble en fait même pas l’intéresser : il est bien plus friand du défilé de monstres qui se dessine au fil de son documentaire. D’ailleurs, le petit jeu auquel il les invite à se livrer ne trompe personne : derrière l’intention affichée de leur offrir une occasion d’interroger ce passé et de le mettre en question, apparaît l’évidence d’un bête prolongement voyeuriste.
Au fil de son enquête, le documentariste britannique croise de plus en plus de hauts responsables indonésiens : de la principale organisation paramilitaire de l’époque, Pancasila, encore de premier plan aujourd’hui, jusqu’au vice-président actuel, en passant par des éditeurs de presse et divers notables de Jakarta. Contrairement à Duch, condamné pour crimes contre l’humanité, les preman vivent toujours librement, et leur impunité, du fait d’une indulgence voire d’une sympathie de la part de l’État, laisse entrevoir un autre film dont on sent qu’Oppenheimer voudrait le faire mais n’ose pas y aller franchement : une enquête politique et sociale sur les liens entretenus par l’Indonésie contemporaine avec ce passé sanglant. Quatrième au monde en terme de population, le pays semble vivre encore aujourd’hui en continuité idéologique et politique avec le crime de masse qui lui a donné naissance, crime aux plaies encore vives, voire non encore achevé.
On ne fera qu’entrevoir cet autre film, de même qu’on ne fera qu’espérer celui qui s’annonçait de prime abord. The Act of Killing, zigzaguant de l’un à l’autre, ne tient en fin de compte aucune de ses promesses.