« Je n’aime pas le monde contemporain », dit Albert Serra, au sujet du choix de ses lieux de tournage reculés. Au vu de ses films, on soupçonne le mot de dépasser un poil le strict cadre des opérations de repérage.
Albert Serra refuse la face moderne du monde qui lui est proposé et impose à ce refus une belle obstination. Il est donc logique qu’il oppose au cinéma tel qu’il se tourne habituellement un refus tout aussi radical. C’est bien simple : il se conduit à l’écran au rebours complet de toutes ces images qui nous bourrent leurs codes dans le crâne à longueur de journée, de tout ce qui semble si bien aller de soi dans le ronron des surfaces d’affichage. Alors que va-t-on voir et entendre si l’on prend sa place pour Le Chant des oiseaux ? De la durée sans fonction narrative, des variations atmosphériques, des corps qui se meuvent dans l’espace et se fondent dans l’image, du vent, des bruits de pas et des élucubrations. C’est-à-dire : un cinéma sans rhétorique, tourné vers les seules puissances de l’enregistrement – aussi mystiques que scientifiques. C’est-à-dire : un cinéma-où-il-ne-se-passe-rien, mais où ce rien abrite mille événements, phénomènes et invocations. Un cinéma primitif, sans nécessaire ni superflu, bradant volontiers l’informatif pour le sensible – tout est là, disponible, à prendre ou à laisser –, où tout ce qui apparaît tient à la fois du mérite et du miracle.
Trois types déboulent dans le plan. Le plan, chez Serra, est cette plage de temps où se matérialise littéralement la notion de champ : une étendue de nature « cultivable ». Il est souvent réduit à ses lignes de force, à la densité de ses surfaces, pris dans un Noir et Blanc dont le contraste sévère amplifie l’aplanissement. Trois types déboulent dans le champ, donc, vêtus de larges robes de tissus blancs et bruns, chaussés d’espadrilles. Ce sont les Rois Mages. On s’en doute parce qu’ils sont trois, qu’ils marchent, qu’ils portent des couronnes, qu’ils parlent d’un rendez-vous et qu’ils lèvent le nez au ciel pour se repérer. On finit par le savoir car, vers la fin du film, ils déposent des cadeaux et se prosternent au pied d’un nouveau-né nommé Jésus. Ces trois Rois Mages ont un mal de chien à atteindre leur destination : leur corpulence, l’âge, la fatigue, l’inadaptation, les territoires accidentés qu’ils traversent leur mettent autant de bâtons dans les roues. Le plan se referme sur eux comme un piège ou se déploie sous leurs pieds comme une montagne à gravir. Quand les difficultés du territoire ne suffisent plus, ils s’emberlificotent dans des négociations homériques, partagés entre le souci d’avancer et la procrastination délétère. Et pourtant ils avancent ! De se coltiner ainsi avec le sol et les lois triviales de la gravitation, ils tirent une saisissante réalité physique : à aucun moment ces gaillards d’un autre temps ne paraissent déguisés, leurs vêtements leur tiennent à ce point au corps et eux à la terre qu’on ne doute jamais que ces épreuves, ils les traversent véritablement devant la caméra qui les enregistre.
Il sort de cet amoncellement de résistances matérielles et verbales, un burlesque déflationniste dont la formule lorgne vers l’étirement et la circularité. Autrement dit : on ne sort jamais d’un circuit d’obstacles (ils se succèdent) et, devant une montagne, on se fait une montagne supplémentaire (discursive, cette fois). Un passage nous montre les trois rois allongés au sol, serrés les uns contre les autres pour prendre un peu de repos. Ils ne cessent de remuer et de négocier pour trouver une position satisfaisante, tandis qu’ils se gênent mutuellement. Un raccord dans l’axe arrière élargit le champ et dévoile toute la place disponible aux alentours. Seulement, les quelques broussailles sous lesquelles ils se serrent sont les seules à dispenser un peu d’ombre. Plus tard, un long plan-séquence suit leur marche dans le désert, sur un tapis de dunes étendues à perte de vue, jusqu’à ce que les trois silhouettes disparaissent à l’horizon. Le plan dure, dure. Ils disparaissent… et reviennent, s’étant visiblement trompés de chemin ! Ils repartent alors un peu plus à droite. Le sombre horizon de ce burlesque aride, c’est toujours la disparition des corps, leur engloutissement dans le paysage – et dans la matière de l’image. Ainsi, à la fin de cette première partie qui voit le petit équipage s’acheminer vers Marie, Joseph et leur enfant, plusieurs perturbations climatiques noient les personnages dans une semi-indistinction, amincissant leurs silhouettes jusqu’aux limites du visible. Une tempête de sable recouvre l’image d’un épais voile. La nuit la charge d’une densité de plomb, où ne remuent plus que les quelques zones blanches de leur tenue. C’est la menace latente qui pèse sur chaque plan, chaque paysage, chaque « plateau ».
Albert Serra s’attaque à de grands sujets, de nature à tétaniser n’importe quel cinéaste. Honor de Cavalleria, son premier long métrage sorti en France, s’était emparé des figures de Don Quichotte et Sancho Pança. Le Chant des oiseaux, à son tour, s’occupe de rien moins que le récit biblique de la Nativité. Avec un culot qui force le respect – et vaut à lui seul le détour – le cinéaste catalan s’affronte aux mythes « énormes » de la culture occidentale avec une insolente décontraction et une assurance inébranlable. Le traitement qu’il leur fait subir est passionnant. Il ne les brutalise pas, ne démystifie rien, se soucie peu de désacralisation. Il s’agit d’autre chose. Il les installe, avec un soin et une patience proprement dingues, dans une réalité triviale qui n’est autre que celle que peuvent si bien accueillir les puissances du cinéma. Comme si la représentation du mythe ne pouvait passer sur l’écran que par le prisme d’un réalisme forcené. C’est à ce prix, le prix d’un respect obstiné et d’une croyance fanatique en l’image cinématographique et en l’enregistrement (Serra fait de très longues prises), que lui devient possible l’émergence du merveilleux, voire du sublime. Les Rois Mages de nous expliquer alors comment ils voyageraient plus vite en passant par un nuage, si seulement la gelée voulait bien les soutenir. De nous confier, à cette condition, que tous les anges qu’ils ont rencontrés étaient bons, sans qu’il nous faille en douter un seul instant. En fait, Serra se saisit des mythes pour les rendre au domaine de la pratique. Il les décroche de leur ciel figé (le sacré) pour les faire fonctionner dans le réel. En s’incarnant, ils trouvent du même coup un usage. Chez lui, un corps ne se fond jamais dans le décor : ils s’affrontent, ils résistent l’un à l’autre et offrent ainsi au spectateur l’expérience de leur rencontre (c’est dans cette seule mesure que Le Chant des oiseaux pourrait être considéré comme un film expérimental, mais quel en serait l’enjeu ?).
Le film abandonne le temps d’une séquence le périple des Rois Mages pour se placer du côté de l’arrivée : la baraque en ruines de Marie et Joseph. Ces deux-là mènent une vie de couple des plus banales, lui assis sur son tas de pierre, elle tripotant tout le jour une jeune brebis, proposant de temps à autres une orange à son mari. Ils attendent. Règne ici le même principe : rendre disponibles, à l’usage du monde, ces personnages bibliques, jugés irreprésentables en dehors des codes sacrés. Il est un homme, elle est une femme, ils vivent sur ce sol, bougent, respirent et ne portent pas d’auréole. En ce sens, Serra est d’un matérialisme tel qu’il en devient quasiment mystique. Le film sanctionne l’arrivée des Rois Mages, leurs dons et prosternation, par la seule musique qu’il ne se soit jamais permise. À ce point, réduire Le Chant des oiseaux à sa seule bonne santé matérialiste, consiste à omettre sa sophistication esthétique – son noir et blanc hyper-contrasté n’est pas sans rappeler l’Itinéraire de Jean Bricard de Jean-Marie Straub – qui le pousse vers une étonnante réclusion iconique, une sorte d’autisme fondamental de l’image. Chaque coupe sépare l’image qui arrive de toutes celles qui la précèdent et fait presque recommencer le film à chaque nouveau paysage. Le montage du film opère par fulgurances, instaurant entre les plans des rapports de grande distance. Si bien qu’on quitte le film avec cette impression paradoxale que l’« anti-découpage » de Serra renoue avec une conception ancienne du découpage – celle des documentaires Flaherty, par exemple – selon laquelle la brutalité des coupes donne de l’espace une perception plus physique et finalement plus homogène que ces décors indifférents et interchangeables du tout-venant cinématographique, qui bien souvent s’effacent discrètement dans le dos de leurs personnages.