Habitués des joutes cannoises – ils y ont remporté, faut-il le rappeler, deux palmes d’or (pour Rosetta et L’Enfant) – les frères Dardenne reviennent une nouvelle fois en compétition, avec Deux jours, une nuit, film à la première personne, collé aux basques de Sandra (Marion Cotillard). Cette manière qu’ont les deux cinéastes de prendre un personnage pour le suivre pas à pas n’est pas nouvelle, et l’attention qu’ils leur portent offre une belle matière à malaxer pour les comédiens (et des prix d’interprétation qui tombent en conséquence : Émilie Dequenne en 1999, Olivier Gourmet en 2002). Marion Cotillard est ici assez méconnaissable, et son jeu trouve un juste équilibre entre afféteries « nécessaires » (l’accent, les fautes de langage) et une véritable composition sur l’éreintement, constamment entre la veille et le sommeil. C’est peut-être ce qu’il y a de plus touchant dans le film, cette mise en tension, lorsque tout semble aller de mal en pis, entre le désir de se réfugier dans les bras de Mor(t)phée et la volonté d’aller de l’avant, de chercher à grappiller un signe de soutien de plus, un petit rien qui puisse permettre de se raccrocher à ce qui reste d’une vie en friche.
Deux jours, une nuit, comme la plupart des films des frères Dardenne (rappelez-vous Le Silence de Lorna par exemple), se caractérise par un récit prenant la forme d’une ligne de fuite à l’issue incertaine, pensé pour aboutir à un dénouement couperet et délivreur de sens. Ici, Sandra est une jeune femme en couple et avec deux enfants, en arrêt maladie pour dépression, qui apprend que le maintien de son emploi est suspendu à un vote des employés de l’entreprise où elle travaille. Il lui reste le temps d’un week-end pour réussir à convaincre ses collègues de choisir de la garder plutôt que de toucher leur prime. Fustigeant au passage la lâcheté du directeur de l’entreprise, qui préfère déléguer ce choix inhumain à ces employés plutôt que de prendre ses responsabilités, les Dardenne se lancent alors dans une succession de scénettes où Sandra va, tour à tour, trouver porte close, réconfort, indécision, refus voire même hostilité de la part de ses collègues, interrogeant de manière habile où se situe le curseur de la solidarité lorsque tout le monde s’avère être dans le besoin.
Le jeu du journal de 20h
C’est donc l’histoire d’un pari fou, d’un possible retournement de situation, où la mise en tension du récit est tout sauf anodine. Les dix premières minutes du film élaborent un suspense plutôt agaçant – que n’aurait par exemple pas renié le Farhadi d’Une séparation – où l’on joue avec les nerfs du spectateur : quelque chose de grave vient de se produire, mais l’on ne sait pas quoi. Un principe qui fonctionne à l’échelle entière du film : nous assistons à une succession de tentatives désespérées – dont chacune pourrait être la dernière – pour que Sandra conserve son emploi, avec la perspective indécise du vote final. Il n’est pas interdit de se sentir pris au piège de ce suspense étouffant, liés que nous sommes au personnage de Sandra par un pacte d’identification imposé par la mise en scène (on ne la lâche pas d’une semelle), et par l’étalement de cette misère sociale dont on nous rabâche, dans le flot continu des médias, qu’elle est susceptible de frapper chacun d’entre nous. Les Dardenne font alors, dans ces moments-là, le jeu du journal de 20h : maintenir le spectateur dans l’angoisse du lendemain, asphyxie progressive qui ne mène qu’à l’hébétude.
Mais heureusement, ils savent aussi lâcher la bride. La succession des visites de Sandra à ses collègues renvoie à la figure du démarcheur, et instaure une sorte de jeu de comédie, où la jeune femme reproduit le même discours, tout en l’étoffant graduellement, adaptant ses répliques à l’humeur qu’elle trouve en face d’elle. La plupart des scénettes réussissent à installer un fragment de pensée et d’émotion sincère, qui trouve sa place dans les choix et justifications des uns et des autres, ébauchant un portrait de classe(s) qui semble sonner assez juste.
Les films « bien faits »
Encore une fois, il ne s’agit pas de fustiger les intentions des deux cinéastes, dont on ne remettra pas en doute le profond attachement à l’humain, mais plutôt la manière. Car le principe même du film fait trop office de programme pour ne pas laisser apparaître trop ostensiblement ses ficelles. L’écriture des Dardenne s’avère être parfois suffisamment fine pour faire passer la pilule, mais l’on ne peut s’empêcher de voir dans cette succession de scènes tout ce qui constitue, pour reprendre le refrain des Cahiers du Cinéma sur les tares du cinéma d’auteur, l’apanage des films « bien faits » : un zeste d’indignation, saupoudré d’une adéquate vague d’émotion ici et là, la performance d’une actrice célèbre qui s’efface au profit de son rôle, la juste mécanique des scénettes qui viennent s’imbriquer dans un compte à rebours savamment orchestré (combien de fois nous rappelle-t-on le décompte des employés qu’il reste à convaincre ?), le mari adjuvant qui vient relancer le récit dans des séquences aux dialogues lourdement explicatifs, histoire de bien tenir le spectateur par la main…
Tout ceci ne serait peut-être qu’un écueil ponctuel si la méthode des deux frères ne virait pas au systématisme académique (la caméra portée, le naturalisme comme une caution « réaliste »), et qu’elle se trouvait guettée ici par un danger encore plus problématique : celui de la représentativité. Horrible mot, qui réduit l’ensemble des personnages à un simple panel de situations (financière, familiale) censé rendre compte, par petites touches, d’une situation plus générale, comme dans un film choral qui cherche à boucler la boucle, à tout faire entrer dans la diégèse pour se constituer en objet parfaitement rond et poli. Et c’est dans ce principe de dénouement couperet que vient s’affirmer, in fine, une logique qui tend à la fermeture – donc à la perfection – en délivrant le message de dignité nécessaire à la survie dans ce monde, et en caressant le spectateur dans le sens du poil, en lui chuchotant à l’oreille que « tout ira bien ».