En fin de festival, le regard fatigue, il s’avoue parfois carrément vaincu (très confortables pour voir les films, les fauteuils le sont aussi pour dormir) ou botte en touche (« je ne sais pas quoi en penser, ça me semble pas trop mal mais en même temps pas terrible »). Puis il faut dire que l’on a vu du jamais vu (Adieu au langage), alors on se dit aussi qu’on en a peut-être assez vu. La sidérante expérience orchestrée par Jean-Luc Godard valait à elle seule le déplacement pour sa drôlerie, sa joie, son inventivité visuelle, son émotion tenant dans sa contradiction entre l’adieu définitif du vieux JLG et l’impression d’un bonjour enfantin. Le seul film à tenir véritablement le regard après Adieu au langage a été Le Conte de la princesse Kaguya d’Isao Takahata, autre chant du cygne présenté à la Quinzaine des réalisateurs.
Bref.
Le regard fatigue, les doigts sur le clavier également, et nous n’avons ainsi pas évoqué Leviathan d’Andreï Zviaguintsev ni Sils Maria d’Olivier Assayas, les deux derniers films à être présentés dans le cadre de la compétition officielle. Quand on a quelques préventions envers Zviaguintsev et Assayas – le post-tarkovskisme élégiaque de l’un, la tendance à un cinéma cosmétique de l’autre –, le résultat les déjouent plutôt. Ni l’un ni l’autre ne bouleverse la donne de la sélection, mais ils ont peut-être vocation à s’inviter au palmarès. Prix d’interprétation groupé pour les actrices de Sils Maria ? Quelque chose pour Leviathan (une manière d’envoyer un message « politique ») ? Cela ne s’impose pas mais on peut éventuellement s’y attendre.
Sils Maria se focalise sur une actrice arrivée à la croisée de son cheminement artistique. Elle a connu la gloire à 18 ans en jouant un rôle de jeune femme conduisant une femme plus âgée au suicide ; devenue quadragénaire, elle s’apprête à rejouer la pièce, mais en changeant de rôle. Sils Maria met en place un triangle entre Maria Enders (Juliette Binoche), Valentine (Kristen Stewart) et Joann Ellis (Chloe Grace Moretz), trois pièces d’un puzzle où chacune reflète l’autre, et se reflète. On note de la part d’Assayas une véritable conviction pour son récit et sa mise en scène. On peut toujours trouver cette dernière d’une sophistication cosmétique voire fétichisante, mais elle répond pour le coup très avantageusement au propos. Aussi le cinéaste parvient à maintenir une tension dans les relations entre les personnages inclus dans des écrins – domestiques, naturels, hôteliers, etc – sous la surface desquels rôdent la souffrance, la mélancolie (ce nuage en est une allégorie), les formes d’assujettissement et les désordres de trois générations de femmes.
On craint le pire lors des premiers plans de Leviathan : musique ronflante, grondement de la nature puissante et éternelle s’apprêtant à ensevelir ce petit insecte qu’est l’homme. Mais à partir du personnage de Kolia, que la mairie veut exproprier de son terrain, se déploie dans un premier temps une farce kafkaïenne affrontant sans détour les maux de la société et des pouvoirs – au pluriel car le politique et le religieux marchent main dans la main. Même si la vodka coule à flot on ne peut pas parler d’un Hong Sang-soo russe, mais une drôlerie désespérée et grinçante s’invite dans cette adaptation du livre de Job (perdre sa maison, sa femme), parabole d’une tragédie russe perpétuelle, où il n’y a que le pire qui soit certain. Zviaguintsev joue avec un certain brio sur les durées et la tension du hors-champ mais Leviathan interroge cependant par son tournant (à peu près à la moitié). Car quand les pouvoirs sont traités sur le mode bouffon, la grande tragédie métaphysique intervient à partir d’un adultère (la femme de Kolia couche avec son avocat et ami). Après la dégénérescence du pouvoir, c’est cet autre « Mal » qui précipite le jugement. Faut-il y voir un autre jugement, moral – celui du cinéaste ? Le regard fatigue, c’est peut-être de l’interprétationite mais cette différence de traitement interroge…