Sorti sur nos écrans en 2011, Impardonnables avait durement mis en lumière les limites auxquelles le cinéma d’André Téchiné était désormais susceptible de se heurter. Si Les Témoins et La Fille du RER prenaient le risque de s’emparer de sujets de société (l’apparition du Sida, l’agression antisémite créée de toute pièce par une femme dans le RER), ils ne remettaient cependant pas en question ce qui avait fait pendant plusieurs décennies toute la singularité d’un cinéma où le romanesque et le naturalisme s’équilibraient (à quelques exceptions près) avec justesse. Mais on sentait néanmoins depuis Les Temps qui changent la nécessité de construire des films choraux montés avec de plus en plus de sécheresse, au risque de trahir un manque croissant d’inspiration. La raréfaction des respirations et trous d’air dans le récit et le montage – et qui faisaient par exemple des Roseaux sauvages ou de Ma saison préférée des petits bijoux de mélancolie feutrée – ont laissé place à une démarche d’ancrage dans un réel social qui n’atteint pas toujours ses objectifs. C’est une nouvelle fois le cas avec L’Homme qu’on aimait trop, présenté à Cannes en sélection officielle (hors-compétition) et librement inspiré de la disparition de l’héritière d’un casino Agnès Le Roux et des doutes qui n’ont jamais cessé d’entourer son avocat et amant.
Balle au centre
Toute la difficulté du film est de tenter de restituer les éléments conjoncturels de ce fait divers tout en se gardant d’émettre des hypothèses sur les réelles responsabilités de l’accusé. Les décisions de justice contradictoires rendues depuis près de dix ans sur cette affaire invitent bien évidemment à la plus grande prudence et condamnent vraisemblablement tous ceux qui ont suivi de près ce feuilleton judiciaire à devoir faire le deuil de la vérité. Pris dans cet entre-deux un peu casse-gueule, on ne comprend donc pas très bien quel film André Téchiné a voulu faire : une enquête policière pour tenter de cerner les obscurs contours de la personnalité d’Agnelet (à qui Guillaume Canet prête plutôt bien son charme lisse) ? L’autopsie psychologique d’Agnès Le Roux, jeune femme fragile et manipulable, proie a priori idéale ? Ou encore le compte-rendu d’une relation conflictuelle entre une mère et sa fille autour d’une sombre histoire d’héritage ? Probablement un peu les trois à la fois, ce qui donne le sentiment d’un film morcelé, sans souffle ni réel point de vue, frisant dangereusement l’académisme télévisuel par moments. Pourtant, c’est bien le deuil impossible d’une mère qui aurait dû irriguer le film et engager le réalisateur à assumer des partis-pris plus tranchés en s’éloignant de cette prudente neutralité qui cherche constamment à « faire vrai » alors qu’à peu près toutes les scènes (et plus particulièrement la dernière partie au tribunal) sonnent faux.
Celle par qui le scandale arrive
Le résultat général est d’autant plus regrettable qu’André Téchiné n’était pas loin de ne pas passer à côté de son sujet. Le personnage d’Agnès Le Roux, à qui il consacre le deuxième tiers de son long-métrage, est certainement celui qui a le plus inspiré le réalisateur dans la mesure où il lui permet de renouer avec le romanesque heurté des personnages de ses films passés. Dans l’incapacité de cette jeune femme à trouver sa voie (sentimentale et professionnelle) en marge d’un dessein familial, Téchiné parvient à saisir un conflit intérieur qui se traduit par des choix de mise en scène (plans resserrés, hors-champ oppressant) susceptibles de dire enfin quelque chose de l’intériorité chaloupée des personnages. La jeune actrice Adèle Haenel s’empare avec un beau courage des aspects les plus disgracieux de son rôle pour y insuffler une fragile humanité qui fait trop souvent défaut au reste du film. Même si certains pensent assez légitimement que le cinéma de Téchiné est beaucoup trop lissé pour tendre vers cette violence psychologique qu’il entend représenter, on ne s’attendait néanmoins pas à autant de tiédeur dans la manière de mettre en scène ce fait divers.