Nous évoquions avec plaisir hier l’absence des « habitués » italiens (pas celle de Nanni Moretti, entendons-nous bien) comme Paolo Sorrentino, Les Merveilles, le film transalpin en compétition officielle cette année, est venu redoubler ce contentement. Alice Rohrwacher appartient à une autre famille du cinéma italien, celle de Leonardo Di Costanzo (L’Intervallo), Michelangelo Frammartino (Le Quattro Volte), Tizza Covi et Rainer Frimmel (La Pivellina) ou Alessandro Comodin (L’Été de Giacomo). Dans toute leur singularité, on pourrait parler d’un cinéma du sensible qui travaille en tension avec le réel (tous ces cinéastes ont ou ont eu quelque chose à voir avec le documentaire) en même temps qu’il organise une fuite vis-à-vis de lui en intégrant les mythologies, en adoptant le ton de la fable. S’il est de bon ton de railler la force des habitudes et la mollesse des programmateurs cannois, la sélection des Merveilles compte parmi les bonnes nouvelles de cette édition. On ne parlera pas non plus d’audace puisqu’il n’y en a aucune à choisir un bon film.
Alice Rohrwacher ne vient pas non plus de nulle part puisque l’on avait pu découvrir d’elle Corpo Celeste en 2011. Ce film plein de promesses partage avec Les Merveilles le regard porté sur l’invention d’une figure féminine saisie à la fin de l’enfance. L’un et l’autre sont marqués par un parcours initiatique, les motifs du seuil – à la fois symbolique et physique (dans un autre double sens : le déplacement et le corps) et de la transformation. Mais ce nouveau film relie l’individu à une cellule familiale unie et même fusionnelle quand celle de Corpo Celeste était éclatée. Gelsomina est membre d’une fratrie vivant dans une ferme, il s’agit aussi d’une sorte de gynécée (quatre filles, une mère, et Coco qui travaille à demeure) dans laquelle le masculin est en minorité – le père puis le personnage de Martin, jeune délinquant accueilli dans un programme de réinsertion. Cette « troupe » vit à la marge, dans une autarcie paysanne où l’on produit un excellent miel. Il s’agit d’une évocation de la propre jeunesse de la cinéaste (et de l’actrice Alba Rohrwacher qui joue ici le rôle de la mère), et le très beau finale invite le souvenir avec un sens poignant de la mélancolie.
Si l’utopie est en jeu, elle est immédiatement mise en danger par l’extérieur – des chasseurs dès la scène d’ouverture – mais aussi l’intérieur : le principe de réalité (financière), le père, figure colérique à l’autorité fragile. Les Merveilles avance par des confrontations avec l’extérieur, rendu comme une matière hétérogène et une altérité : le ballet des ragazzi en vespa, la venue de Martin, l’arrivée incongrue d’un chameau, l’apparition d’une équipe de télévision menée par Monica Bellucci, cette dernière étant doublement hétérogène et autre, dans la fiction et le film lui-même par son statut iconique. L’utopie est plus que fragile car elle s’apparente à une forteresse dont les murs se fissurent, notamment sous l’effet des projections de Gelsomina vers un ailleurs, par exemple figuré par ce petit détail : une carte postale de Floride accrochée au dessus de son lit. Plutôt que d’idéaliser l’utopie et de juger l’extérieur, le film les fait dialoguer d’une façon touffue, complexifie sans cesse leurs rapports.
Les Merveilles se distingue par une mise en scène inspirée, obtenue notamment par la tension (et l’attention) du filmage (et des durées) ; pas besoin ici d’insister sur le fait que le cinéaste est en empathie avec ses personnages tant ceci s’avère évident grâce à une belle relation à leurs présences. Le film profite aussi de la grande qualité picturale du super 16, qui apporte une charge sensuelle vis-à-vis des corps, des lumières et des paysages. La beauté des Merveilles – car le film, sans enjoliver, n’a pas peur du beau – tient aussi dans le trajet qu’il construit avec patience, pour aboutir à une fantasmagorie primitiviste, et dans cette trajectoire la cellule familiale et le monde extérieur sont comme deux fictions qui se mettent à communiquer — ou deux manières de (se) raconter la réalité. Il appartient à Gelsomina d’inventer désormais son propre récit, d’emprunter la strada qu’elle se sera choisie, éventuellement de s’affranchir de la troupe pour prendre la route.