On est heureux de compter dans cette forêt de films une œuvre de Frederick Wiseman. Il paraît qu’il est documentariste (on entend même : « il fait des docus »). En fait il fait du cinéma, du grand cinéma très souvent. Chacun des films de cet octogénaire s’apparente à un chaînon manquant à sa grande œuvre, l’une des plus stimulantes et ambitieuses du septième art. Elle s’attache à dresser depuis 1967 un portrait-inventaire du monde occidental contemporain. Formidable thriller politique, At Berkeley est venu récemment combler un manque en autopsiant la tension entre idéalisme et pragmatisme au sein de la célèbre université (de moins en moins) publique californienne – High School I et II portaient bien sur l’instruction mais dans un établissement de niveau secondaire. Avec National Gallery, place donc au musée puisque c’est l’institution londonienne regorgeant de chefs d’œuvre de la peinture du moyen-âge au XIXe siècle qui est passée au crible de l’œil et de l’oreille affûtés du cinéaste américain.
Matière vivante
L’agencement d’images et de sons, c’est ce qui depuis la fin des années 1920 fait un film. Si tout l’art wisemanien se définit particulièrement bien par cet adage, c’est peut-être encore plus le cas de National Gallery. Comme d’habitude, le fonctionnement de la structure, la hiérarchie et les rapports de pouvoir sont sondés, mais contrairement à At Berkeley (et bien d’autres films du cinéaste), ces éléments ne constituent pas le grand souci et ne représentent ainsi qu’une faible part du contenu. En tous cas pas directement puisque l’intuition de Wiseman est ici que le monde est contenu et raconté dans les œuvres. Ce sont par conséquent les tableaux qui aimantent la caméra et aiguillonnent le film. Cette « narration universelle » passe par un art du montage que l’on peut comparer à la patiente constitution d’une mosaïque tant cette opération se fonde sur l’association et la confrontation de fragments qui émanent de ce tournage de trois mois. National Gallery est un grand film abstrait, poursuivi par quelques idées fixes dont la première serait de raconter des tableaux en déconstruisant leur unité spatio-temporelle, entrer en eux, les animer – selon une logique parfois pas si éloignée de l’animation en stop motion (en mode ralenti). La peinture comme une matière vivante et non morte, morne, réifiée, c’est ici le partis pris, formidablement tenu, de Wiseman. Jusqu’à ce qu’un tableau prenne vie, en volume, en perspective – émouvante et magnifique idée.
Chut…
National Gallery organise une relation foisonnante entre la parole et les œuvres ; de multiples niveaux de langage se déploient dans ce rapport aux images, en s’adaptant aux différents auditoires : savant, bureaucratique, vulgarisation, hiérarchique, pédagogique, technique, etc.. Cette parole nourrit les regards sur l’image – elle modifie, oriente, voire (im)pose un sens. Wiseman confronte aussi les tableaux à d’autres sons que les mots, ainsi les notes d’un concert de piano donné dans le musée, qu’il fait ensuite courir sur les œuvres ; il noue ainsi une alchimie émotionnelle qui naît de cette rencontre entre musique et peinture. Cette variété de relations entre images et sons (dont la parole) semblent poursuivre une question : comment parler des œuvres ? Et plus globalement : comment parler de l’art ? On sait combien le cinéaste est rétif à commenter son travail, et ce mutisme wisemanien vient se loger à deux reprises dans le film, précisément et significativement dans les premiers et derniers plans. Le spectateur est placé en présence de tableaux ; les œuvres et leurs personnages nous regardent – on compte de très nombreux regards caméra –, nous disent quelque chose, nous racontent. Des tableaux nous parlent, en silence.