Dans ce dernier film de Kiyoshi Kurosawa, il n’y a pas de fantôme comme dans Vers l’autre rive, ni de tueur en série comme dans Creepy (sortie le 14 juin), mais trois extraterrestres à l’apparence humaine venus « collecter des concepts » propres à l’humanité afin de l’envahir ensuite. Avant que nous disparaissions part donc d’une trame de série B digne des années cinquante, pas si éloignée de L’Invasion des profanateurs de sépultures de Don Siegel. Comme dans ce film référence du cinéma de science-fiction, le surnaturel se détecte par d’infimes perturbations du réel : une sandale perdue dans l’herbe, le déséquilibre d’un corps dans l’espace, une même expression prononcée mécaniquement : « Hum… Intéressant. » Le cinéaste conserve plus que jamais son art de suggérer l’invisible par les signes les plus simples (et donc les plus beaux) — une éclaircie mordorée soudaine, un rideau gonflé par une brise mystérieuse, tous les éléments atmosphériques qui constituent le style du cinéaste dans Vers l’autre rive et Le Secret de la chambre noire.
Un alien dans la ville
Kiyoshi Kurosawa renoue en même temps avec la veine sociale de son diptyque Shokuzai. Les extraterrestres se comportent en explorateurs curieux à l’égard de la société humaine et en découvrent avec une distance étonnée les valeurs fondamentales : la famille, la propriété, le travail, le moi et les autres… Mais en extirpant ces idées d’un cerveau « porteur » d’un simple geste de l’index comme on lirait un smartphone, ils les font bel et bien disparaître de leur emplacement d’origine et métamorphosent soudainement leur ancien propriétaire. Un homme enfermé jalousement chez lui s’ouvre au monde avec bonheur, un patron tyrannique transforme son open space en terrain de jeu : le récit de science-fiction laisse ainsi place au conte philosophique pour dénoncer le carcan mental que notre société postmoderne s’est construit. Ici encore, le cinéma de Kiyoshi Kurosawa fait du spirituel une puissance concrète, un phénomène palpable, capable d’enchaîner les individus.
Invasion du post-apo
« Si nous ne venions pas vous envahir, vous vous détruiriez de toute façon dans cent ans », déclare l’un des extraterrestres du film. Comme bien des films de ces derniers mois (Nocturama, Life, It Comes at Night), Avant que nous disparaissions exprime le sentiment d’une menace grandissante et diffuse, où l’humanité semble courir à sa propre perte. L’union de Narumi et Shinji, son mari habité par un extraterrestre, fonctionne au départ comme une allégorie de la société tout entière : un couple désuni, totalement dysfonctionnel, noyé dans le travail et la solitude. Le journaliste Sakurai, prêt à aider les extraterrestres pour un scoop, incarne aussi cet étrange élan d’autodestruction aveugle et follement individualiste. Mais le cinéaste adopte un ton humoristique pour évoquer cet inquiétant climat. L’alien la plus dangereuse a beau déployer une violence de plus en plus terrifiante et radicale, elle a aussi l’apparence totalement décalée d’une frêle écolière. Et la méconnaissance du monde humain de ces « envahisseurs » est si criante qu’elle occasionne maints quiproquos et situations loufoques, comme lire un livre à l’envers, s’incarner en poisson rouge, tenter de converser avec un chien, ou confondre à n’en plus finir le « chez moi » et « chez toi » dans un dialogue aux accents beckettiens. Loin d’atténuer la force du film, la comédie est ici le revers parfaitement équilibré de la dénonciation d’un monde devenu trop mécanique, un appel urgent à l’apprentissage de l’amour.