Mais comment Hong Sang-soo fait-il pour tourner aussi rapidement des films aussi beaux ? Alors que l’on n’a pas encore vu Le Jour d’après, son film présenté en Compétition, Hong Sang-soo livre avec La Caméra de Claire (qui est en fait un appareil photo) l’un des joyaux de cette édition. Il serait facile de cataloguer ce nouveau film, concis (1h09) et tourné vite pendant le Festival de Cannes de l’année dernière, de pièce mineure. Il n’en est rien : sa modestie met au contraire ici particulièrement en exergue la finesse qui caractérise aujourd’hui l’écriture du cinéaste, dont la suprême épure renferme un cœur mystérieux (c’est peut-être le Hong Sang-soo le plus ouvertement fantastique, au sens orthodoxe du terme). Sans jouer ici de la porosité entre le rêve et le réel (Haewon et les hommes) et sans adopter un dispositif narratif saillant (comme ceux, par exemple, de Hill of Freedom ou d’Un jour avec, un jour sans), le film s’articule autour d’une figure potentiellement magique, qui fait secrètement le lien entre les différents régimes de réalité cohabitant de façon presque invisible dans la fiction.
Ici quatre figures se rencontrent et se croisent : Manhee, une jeune vendeuse renvoyée abruptement par son employeuse, cette dernière qui accompagne un cinéaste sud-coréen là pour présenter son film, et enfin Claire, qui non seulement fait la jonction entre les différents pans du récit, mais semble de surcroît avoir accès à des bouts de fiction que le spectateur ne verra pas. Tout le travail fantastique du film passe par une déambulation dans un Cannes filmé comme un dédale de rues exiguës et de passages secrets (ce tunnel qu’emprunte Claire, l’égout de plage où la Manhee dérive avant de retrouver la photographe, une fenêtre ouverte sur la ligne de chemin de fer). Claire arpente la ville avec nonchalance pour prendre en photo les figures qu’elle croise, ce qui altère imperceptiblement leur comportement. Calme et énigmatique, Claire est un personnage qui révèle et répare (c’est le sens de son tout dernier plan, où elle recompose sur elle les lambeaux de tissus d’une robe déchiquetée) par son regard sur ce qui l’entoure. De ce principe narratif, Hong Sang-soo tisse l’air de rien, sous l’apparente légèreté d’un film de vacances, une toile sophistiquée en recourant à de prodigieux zooms et décadrages qui creusent l’espace et le temps de plans-séquences afin d’y dévoiler des intersections cachées. D’où une comédie délicieuse, où l’on fredonne des comptines enfantines, qui se pare dans le même temps d’une doublure fantomatique autour de laquelle la mise en scène construit une armature d’une minutie presque parfaite. Mais comment Hong Sang-soo fait-il, une fois encore, pour réaliser un film à ce point précis (pas un plan en trop) et pourtant si malicieux ? Mais comment fait-il pour tourner des petits films aussi grands ?